Au Festival d’Avignon cet été, Raimund Hoghe revient le temps de deux pièces, une reprise de 36, avenue Georges-Mandel et une création, Canzone per Ornella. Sa jeunesse, sa rencontre et son travail avec Pina Bausch, l’élaboration de ses propres œuvres, son rapport à l’histoire de son pays… le chorégraphe allemand se raconte.
La voix de Raimund Hoghe est d’une douceur insondable. La même pour raconter son enfance, hier, ou ses révoltes, aujourd’hui. Né en 1949 dans une Allemagne vaincue, il garde le souvenir d’une famille peu conventionnelle, “surtout pour l’époque. J’ai grandi avec ma mère. Une femme très forte. Elle n’était pas mariée à mon père, beaucoup plus jeune qu’elle. Leur relation était très mal acceptée par la société.”
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Son grand-père lui fera découvrir le cinéma. “Il y allait presque tous les jours et m’y emmenait. J’allais voir les films populaires hollywoodiens, allemands. J’adorais les films italiens, car pour un enfant allemand le cadre de vie y était un rêve absolu. Wuppertal était une ville un peu triste, pas très jolie.”
Un désir de journalisme
Il y a la chanson française aussi, de Piaf à Gréco, bande-son de ces années 1950. On retrouvera plus tard dans ses chorégraphies ce goût du populaire et du glamour, comme des instants volés dans un pays dévasté. Mais ce n’est pas par la danse que Raimund Hoghe a trouvé sa voie. “Enfant, j’allais dans des camps d’été à la mer. Un jour, quand j’avais 10 ans, un autre enfant m’a demandé ce que je voulais faire plus tard. Et je me suis surpris à dire ‘journaliste’. Personne dans ma famille n’approchait de près ou de loin ce milieu. Mais j’étais passionné par l’observation des gens.
J’avais envie de les écouter, de les décrire. Pourtant, je n’avais pas de goût particulier pour l’écriture. Je me suis mis à écrire en devenant journaliste. L’impulsion a vraiment été mon envie de faire des portraits, ce que j’ai fait pour le journal Die Zeit. Des gens célèbres mais aussi des anonymes. Je suis devenu reporter culturel, j’ai écrit sur l’art, les expositions… Et aussi les minorités.” Ces textes sur des inconnus ou des intellectuels comme Pier Paolo Pasolini ou Hervé Guibert sont remarqués – le journal pour lequel Hoghe écrit, Die Zeit, est une référence.
“Peu à peu, il m’est apparu que je pouvais poursuivre sur scène ce que je faisais pour le journal Die Zeit : des portraits”
Raimund Hoghe a quitté Wuppertal pour Düsseldorf, mais le destin pourtant va l’y ramener. Il a rencontré Pina Bausch en 1978 pour un article. Elle s’est installée dans sa ville natale pour créer le Tanztheater Wuppertal, qui va révolutionner la scène européenne. “Nous nous sommes découverts de très nombreux intérêts en commun. Elle a beaucoup aimé mon article et m’a commandé un nouveau texte pour le programme de son spectacle suivant, La Légende de la chasteté. Nous sommes devenus de plus en plus proches. Elle m’a proposé de l’aider. Je réunissais la documentation nécessaire à la conception des spectacles, je prenais des notes pendant les répétitions, je trouvais des musiques, comme telle version rare de Over the Rainbow par Judy Garland.”
Durant une dizaine d’années, il sera le dramaturge de Pina, travaillant sur des œuvres majeures comme 1980, Ahnen ou Bandoneon. Avant de passer à autre chose. “J’étais très proche d’un danseur qui s’appelait Mark Sieczkarek. Il a quitté la compagnie de Pina pour créer une pièce et m’a demandé à son tour de l’aider. Peu à peu, il m’est apparu que je pouvais poursuivre sur scène ce que je faisais pour Die Zeit : des portraits.” De Forbidden Fruit à Verdi Prati – donné à Avignon en 1993 –, Raimund Hoghe joue sa petite musique. Il franchit un cap avec Meinwärts en 1994. L’histoire du ténor juif Joseph Schmidt traqué par les nazis. Un choc.
Le rapport à l’histoire
“Je fais des choses sur scène que je ne demanderais pas à un danseur. Comme apparaître nu. Le courage de mettre mon corps sur scène m’a été transmis par Guibert et Pasolini. J’ai été frappé par le film de Guibert, La Pudeur ou l’Impudeur, où il met en scène de façon très frontale son corps affaibli et malade. A la fin de sa vie, Pasolini a réalisé un autoportrait nu et son corps n’était plus en très grande forme. Ces images m’ont communiqué la force de me montrer nu sur scène.”
Lui, le “petit bossu”, pour reprendre le titre d’un documentaire qui lui était consacré, y trouvera plus qu’une révélation. “Plus qu’un accomplissement ou une libération, cela a été une naissance. Mais aussi j’ai pensé que mon corps était le bon outil pour parler de certains traits de l’histoire allemande comme le nazisme, le néonazisme, ou encore de l’épidémie du sida.”
Depuis, Raimund Hoghe arpente les plateaux avec de fidèles complices comme Luca Giacomo Schulte ou plus récemment Ornella Balestra, danseuse classique passée chez Maurice Béjart. “Nous avons fait déjà beaucoup de spectacles ensemble. Si je meurs laissez le balcon ouvert, Swan Lake – 4 Acts, La Valse, Quartet, Boléro Variations. Et pour Avignon cet été, Canzone per Ornella. Je n’ai presque rien à faire, Ornella porte avec elle tous les rôles qu’elle a interprétés. Toute sa vie affleure sur scène.”
“Je travaille par strates”
Les pièces de Raimund Hoghe répondent à un dispositif assez simple : une gestuelle minimaliste, un choix de musiques du passé, l’émotion tenue à bonne distance. “J’écris chaque jour ce que l’on fait mais il n’y a pas de plan. Je travaille par strates. La scénographie vient parfois avec la musique, en essayant différents morceaux. Cela n’est pas si loin de la ‘méthode’ qu’utilisait Pina. Sauf que je ne pose pas de questions à mes interprètes comme elle le faisait” (contrairement à ce que beaucoup pensent, Pina Bausch ne travaillait pas à partir d’improvisations mais de questions auxquelles les danseurs apportaient des réponses – ndlr).
Un motif revient de création en création, une couverture dont Raimund Hoghe s’emballe le plus souvent. “C’est vrai. Elle renvoie pour moi à différentes choses. On peut penser aux sans-abri qui se protègent du froid avec une couverture. Ou aux réfugiés. Mais on peut aussi y voir une référence à Joseph Beuys. C’est selon. Il y a aussi une piste biographique. Ma mère travaillait dans une boutique de tissus, je touchais les matières. Cela doit aussi à voir avec cela.”
“Les jolis costumes sur scène, le T-shirt coloré, cela ne m’intéresse pas. Tu dois dire quelque chose, laisser quelque chose. L’art doit faire avec le politique”
L’œuvre de l’Allemand est riche d’une histoire, la sienne, et tout autant de l’Histoire. “Je suis vigilant sur ce retour des extrêmes en Allemagne, même si ce n’est pas le pays le plus exposé. Une partie de l’Europe est en train de basculer. Quant à Trump aux Etats-Unis, je ne peux pas encore y croire. J’ai donné une nouvelle version de Lettere amorose, 1999-2017. A l’époque, en 1999, de Lettere amorose, il y avait l’histoire de ces deux jeunes Africains retrouvés morts : ils s’étaient cachés sous l’aile d’un avion en espérant gagner l’Europe. On avait retrouvé une lettre où ils parlaient de leur départ, de leur désir d’Europe. En 2017, la situation s’est aggravée pour les migrants ; j’ai ressenti le besoin de refaire Lettere amorose. On a fait en sorte d’inviter de jeunes réfugiés aux représentations.
Je suis surpris du silence de beaucoup d’artistes. Les artistes ont des responsabilités. Je ne peux pas pour ma part fermer les yeux. Et je ne comprends pas ceux qui les ferment. On doit rester en alerte. Les jolis costumes sur scène, le T-shirt coloré, cela ne m’intéresse pas. Tu dois dire quelque chose, laisser quelque chose. L’art doit faire avec le politique. A l’époque où j’écrivais pour Die Zeit, on pouvait trouver une pleine page sur Peter Handke à côté d’un portrait sur un malade du sida.”
“La peur tue l’amour”
Avec lui, Judy Garland ou Maria Callas ne sont pas que simple nostalgie. Lorsqu’on demande à Hoghe son rapport avec le temps qui passe, il répond avec pudeur : “Chez Pina Bausch, les danseurs pouvaient passer trente ans avec les mêmes rôles. Je ne peux pas imaginer cela avec mes pièces. Mais j’espère performer encore longtemps moi-même. Comme Charles Aznavour ou Kazuo Ohno (le danseur de butô – ndlr). Mais il faut apprendre à faire avec le temps. Les gens ont peur de vieillir. Il y a cette volonté de rester jeune à tout prix… Cette peur, c’est comme une maladie. Et la peur tue l’amour.”
A Avignon, il fera une déclaration à Ornella, en quelque sorte. “Je m’intéresse avant tout aux gens, à l’humain. Pas à avoir le plus beau décor, les plus belles lumières. Je n’ai pas besoin de cela, juste de dépouillement. Je n’enseigne pas souvent. Mais ce que je peux donner comme conseil, c’est de rechercher sa vérité, sa voix, ce que l’on ressent. Parfois, on est dans la compétition, dans la copie. Alors que l’art doit simplement vous aider à survivre.”
Le chorégraphe évoqua un jour son corps comme “un paysage”. Que voulait-il dire ? “Que tous les paysages sont différents. Et comme les paysages, chaque corps est différent. Il y en a des beaux, des laids, des plats, des montagneux. Il faut l’accepter et s’accepter. La diversité est essentielle. Et cette obsession pour la diversité résonne surement avec le trauma que constitue l’histoire de l’Allemagne.” A sa façon, Raimund Hoghe raconte notre époque.
36, avenue Georges-Mandel Du 17 au 19 juillet, 21 h 30 ; Canzone per Ornella Du 22 au 24 juillet, 21 h 30. Au Cloître des Célestins, Avignon
{"type":"Banniere-Basse"}