L’artiste Rachel Rose use de ses films pour interroger l’humain et ce qu’il croit savoir de ses perceptions. Chez Lafayette Anticipations, on retrouvera bientôt un parcours où se mêle la vie et la mort, le rationnel et l’occulte, le passé et le présent.
Lorsque l’on s’enquiert des raisons qui lui ont fait abandonner, en école d’art, la sculpture et la peinture, Rachel Rose répond que le processus de « distillation » de ces médiums ne lui convenait pas. « Je me sentais limitée. Je n’arrivais pas à poser les questions qui me travaillaient. Je voulais questionner l’existence. Impliquer la narration, sortir explorer le monde, ajouter du son. » Par défaut, elle songe alors à devenir documentariste.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Un professeur lui conseille de laisser un temps l’art de côté, et d’aller plutôt assister à des conférences. De la conjonction des deux, et de leur remix à la sauce YouTube, naîtront les bases pratiques actuelles. Via des tutoriels, elle apprend les techniques d’editing, de mixage et de postproduction. Son médium, ce sera la vidéo. Ou plutôt, l’image en mouvement sous toutes ses formes, dont elle adapte à chaque fois la forme à son sujet – diffracté donc, plutôt que distillé.
Une nouvelle manière de poser la question métaphysique de ce qui nous rend humains
Chez la New-Yorkaise d’une petite trentaine d’années, propulsée sur le devant de la scène alors qu’elle avait 27 ans, le choix de la vidéo n’a rien d’exceptionnel. Ce serait même la condition par défaut de sa génération, parfois aussi dite « post-studio », plus attachée à une pratique de recherche qu’à un médium spécifique, désireuse (ou anxieuse ?) d’aller éprouver par elle-même les multiples hypothèses contraires d’un monde désaxé, quitte à laisser à d’autres, aux dinosaures d’un monde aux coordonnées encore orthonormées, les soucis de cohérence.
Ceci, Rachel Rose l’a peut-être mieux compris que quiconque. Car chez elle, il n’y a ni style, ni thème récurrent. « Le début d’une œuvre est chez moi toujours très banal. Je me rends compte qu’une émotion ou un sujet m’obsède sans que je sache pourquoi. A partir de là, je commence à regarder, lire, absorber tout ce qui a trait, afin d’en étendre la portée », raconte-t-elle.
Entre un laboratoire de cryogénie et une station spatiale, entre un lapin de dessin animé et une sorcière de l’Angleterre du XVIIe siècle, difficile en effet de trouver des liens. Et pourtant, un socle commun, il y en a bien un, certes si vaste qu’il s’invisibilise, et ce lien, c’est le questionnement évoqué d’entrée de jeu.
Car voilà, chacun des films de Rachel Rose décline une nouvelle manière de poser la question métaphysique de ce qui nous rend humains, racontée à travers un nouveau point de vue autonome. « Toutes mes vidéos montrent combien nos idées de la mort et du corps sont changeantes, conditionnées par l’époque, le lieu, la culture et l’histoire. Pour moi, chaque histoire spécifique que je construis est une manière de donner forme sensible à une question que nous nous posons aujourd’hui.«
Rachel Rose s’intéresse à l’impermanence, aux états transitoires
A Lafayette Anticipations, qui accueille, après le Fridericianum à Kassel, sa plus grande exposition européenne à ce jour, des films, il y en a quatre, Sitting Feeding Sleeping (2013), Everything and More (2015), Lake Valley (2016) et Wil-o-Wisp (2018), ainsi qu’une série de nouvelles sculptures Born (2019) et une installation composée de sculptures et de projections intitulée Autoscopic Egg (2017). C’est peut-être par ces œuvres en volume récentes que l’on parvient à préciser davantage ce qui travaille vraiment, durablement, le sphinx Rachel Rose. Dans ces deux séries de formes ovoïdes, la matière est saisie en plein changement d’état : la roche contient, comme l’œuf l’embryon, une forme en verre soufflé ; un œuf en résine électrocuté garde en son centre la mémoire d’une fréquence électrique figée.
Rachel Rose s’intéresse à l’impermanence, aux états transitoires, aux effets de distorsion, manière pour elle de venir suggérer l’air de rien, sans l’énoncer, par le récit et la sensation, que les frontières tenues pour établies entre la vie et la mort, le rationnel et l’occulte, le passé et le présent, et tous les dualismes qui structurent notre perception ne sont peut-être pas si évidentes.
“Un parcours qui part de la naissance pour arriver progressivement vers une salle consacrée à l’immortalité”
« Son enfance, elle l’a passée dans une communauté bouddhiste, dont elle tire l’attention aux petites choses et aux grands espaces qui s’imbriquent en permanence chez elle, raconte Rebecca Lamarche-Vadel, fraîchement arrivée aux commandes de Lafayette Anticipations. L’exposition recompose un parcours qui part de la naissance pour arriver progressivement vers une salle consacrée à l’immortalité, en traversant différentes manières de sortir de soi – alchimie, sorcellerie, science moderne, hallucination. »
Des premiers collages d’images aux récentes productions qui la voient lorgner de plus en plus vers la réalisation d’un long métrage (un but avoué), l’artiste conserve une patte poétique, élégante, ciselée. A son émergence, son travail surprend parce qu’il paraît hors du temps, lui aussi transi et en suspension.
A partir des outils digitaux dont elle use et abuse, la postproduction jouant presque chez elle le rôle d’un médium à part entière, elle parvient à une image pour ainsi dire transparente, dénuée des symptômes de l’époque – pixels, saturation, effets moirés.
Surtout, en cherchant à isoler un dénominateur commun d’humanité, si ténu soit-il, elle inverse la focale habituelle qui consiste à vouloir montrer le changement. Là où ses pairs exhibent les béquilles technologiques ajoutées à l’humain contemporain (et à l’image digitale), Rachel Rose les enlève une à une, couche par couche, comme les pelures d’un oignon – ou les innombrables coquilles d’un œuf holographique mutant.
Rachel Rose jusqu’au 10 mai à Lafayette Anticipations à Paris
{"type":"Banniere-Basse"}