Aussi clivant que jubilatoire, il est la coqueluche du web. Mais derrière les diatribes anti-Trump, les selfies et les grivoiseries, ses articles rappellent surtout une évidence : parler d’art, c’est d’abord parler du monde.
Dire que la presse traverse une période mouvementée serait un euphémisme. Entre les sorties de Donald Trump sur le « défaillant New York Times« , le projet de loi français contre les « fake news » ou la crise identitaire soulevée par la transition numérique en général, tout le monde semble vouloir y mettre son grain de sel. L’année 2017 fut une année de doutes existentiels certes, mais aussi le moment de l’embrasement d’un esprit de sédition dont la flamme brûle toujours. Pour avoir respectivement révélé l’affaire Weinstein et dénoncé l’ingérence russe dans les élections américaines, le New York Times et le New Yorker ont tous les deux été distingués lors de la remise des prix Pulitzer 2018, dans la nuit de lundi à mardi.
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Le prestigieux prix distingue chaque année les meilleurs reportages (répartis en quatorze catégories), livres et albums de musique. Cette année, le signal envoyé par la cérémonie était limpide. « Essentiel à une démocratie en bonne santé« , le journalisme est plus que jamais un contre-pouvoir, rappelait Dana Canedy, ancienne journaliste du New York Times désormais présidente du jury du Prix.
Aux côtés du journalisme d’investigation, la pop-culture militante sort également primée. Impossible d’être passé à côté des gros titres célébrant la victoire de Kendrick Lamar dans la catégorie musique, qui jusqu’alors couronnait exclusivement des albums de musique classique ou de jazz. Une victoire qui doit beaucoup à la réception de son album DAMN., vite devenu l’hymne fédérateur du mouvement Black Lives Matter.
« Le personnel, le politique, le pur et le profane »
Dans le champ de la critique, le grand gagnant s’appelle Jerry Saltz. Critique d’art depuis 2007 pour le New York Magazine et le site Vulture, cet homme d’une soixantaine d’années, blanc et hétérosexuel, s’est pourtant taillé la popularité d’une rock star – ou d’un rappeur, pour coller à l’air du temps. Effet Bernie Sanders ? Il y a de cela. Du moins dans l’adaptation du message, une critique sociale acerbe, au medium, l’exploitation des réseaux sociaux, du buzz et de la mise en scène de soi. L’administration du Pulitzer Prize n’a d’ailleurs pas manqué de le souligner, en tenant à saluer « un corpus d’écrits imposant, véhiculant une vision astucieuse et souvent attachante des arts visuels aux Etats-Unis, où se mêlent le personnel, le politique, le pur et le profane« .
Pas de tour d’ivoire pour Jerry Saltz. Sa présence débordante sur Facebook, Twitter et Instagram, où se mêlent les diatribes anti-Trump, les illustrations médiévales grivoises et quelques vraies photos de vraies expos l’ont propulsé comme l’un des rares critiques – et a fortiori critiques d’art – au rang de personnalité médiatique.
Certes, son compte Instagram aux 276 000 followers agrège sans doute plus d’individus venus pour le LOL que de férus d’art ; et il serait d’ailleurs intéressant de disposer de statistiques permettant de savoir combien de lecteurs de ses articles proviennent des réseaux sociaux. Mais en primant son article My Life as a Failed Artist (Ma vie d’artiste raté), l’attention se déporte vers la méthode de la critique inductive qu’il a développée. L’article raconte le récit de ses premiers pas de jeune artiste rongé par le doute et dévoré par l’ambition dans le Chicago des années 1970. Humanisant le censeur, replaçant le jugement dans la faillibilité d’un être aussi vulnérable que le sont les artistes qui livrent leur travail en pâture aux regards extérieurs, l’article se lit aussi comme une version moderne de la Lettre à un jeune poète de Rainer Maria Rilke. Car les premiers interlocuteurs du critique, ce sont les artistes, à qui il distille ses conseils pour faire face au cynisme du monde de l’art, à la solitude ou au doute permanent.
Enterrer l’art pour l’art
Véritable parabole, la suite de l’article raconte comment il se pointe, trente ans plus tard et avec son carton à dessins sous le bras, devant le bureau de sa femme – la critique d’art du New York Times Roberta Smith. A la vue de ses œuvres d’antan, celle-ci lui rétorquera que malgré l’absolue pureté de son désir d’être artiste qui l’habitait au moment de leur réalisation, elles ne valent pas grand-chose. Pourquoi ? Non pas qu’elles seraient mauvaises, elles sont pires : elles sont insignifiantes, parce qu’elles n’apportent aucun éclairage sur leur contexte socio-historique. On touche alors du doigt à l’un des points les plus cruciaux de l’approche développée par Jerry Saltz dans ses écrits de manière générale. Délaissant l’approche pseudo-objective d’un jugement tombé du ciel sans que n’apparaisse la personne sensible derrière, Jerry Saltz ose la première personne. S’il fait l’amuseur public, s’il en rajoute cinq couches lorsqu’il s’agit de trouver quel porc d’enluminure médiévale pourrait bien ressembler à Donald Trump, il y a derrière un parti pris critique pas si anodin.
L’ultime critère d’une œuvre réussie serait bien celle-là : y percevoir l’assemblage de signes culturels au prisme d’un individu témoin de son époque, produisant une réflexion sensible et singulière de l’époque dans laquelle il vit. En retour, la critique d’art elle-même voit son point de vue déplacé, puisque pour comprendre ce type d’œuvres s’impose une lecture horizontale (par rapport à l’époque présente) et non verticale (par rapport à l’histoire de l’art). Le choix de Jerry Saltz de se jeter dans l’arène du débat public tranche d’autant plus nettement avec une tradition de la critique d’art qui, le plus souvent, peine à parler aussi du monde en parlant des œuvres, des expositions ou des artistes. Si les critiques de cinéma ou de littératures génèrent un plus grand attrait public, ce n’est pas forcément que leurs objets soient plus accessibles. C’est surtout qu’il y est plus légitime d’amorcer un positionnement face au réel.
Tout en gardant leur autonomie, l’objet livre, l’objet film, et espérons-le, l’objet art, deviennent, au sein de la critique qui en explicite les fins, une possible orientation à prendre face au chaos du monde. Lorsque Jerry Saltz écrit sur la rétrospective de LaToya Ruby Frasier, il parle en même temps des mouvements activistes locaux comme seule moyen de contrer la politique raciste étatique. La review de la Triennale du Whitney Museum expose l’impérialisme culturel consistant à aller chercher des artistes « typiques » et « engagés » aux quatre coins du monde pour les ramener dans les quatre murs de l’institution occidentale. Tandis qu’avec Trigger au New Museum est posée la délicate question de la forme et du contenu, à propos d’une exposition autour de la scène queer, trans et non-binaire des années 1990 mais dont l’esthétique est aussi conservatrice que les formes de vie défendues sont radicales.
Celui par qui le scandale arrive
Chez ses confrères critiques, Jerry Saltz est loin, très loin de faire l’unanimité. Dans les colonnes de New Criterion, James Panero expliquait déjà en 2010 pourquoi il avait « un problème » avec lui. Alors qu’il appréciait les reviews du critique lorsqu’il se contentait, à une ère pré-Facebook, d’officier entre les pages print du Village Voice, ses interrogations portent sur son tournant médiatique. Est-ce vraiment bénéfique pour l’art et pour la critique que Saltz ait désormais choisi « d’accorder aux conversations périphériques accompagnant la publication de ses reviews print le statut de sujet principal ?« .
Pour l’auteur, la réponse est clairement négative. « Sur Facebook et désormais partout en ligne, Saltz mélange régulièrement métaphysique de comptoir et messianisme internet, flatterie mielleuse de ses followers, remise en cause de soi hypocrite et jargonnage politique. Le sujet principal de conversation n’est plus l’art ni même ses followers, mais Jerry Saltz lui-même. » A la crise de la critique, les réseaux sociaux ne sont pas la solution. L’auteur conclut ainsi que selon lui, l’art doit au contraire « offrir une alternative nécessaire à une culture sur-médiatisée » et les critiques d’art « utiliser internet pour contrer la dématérialisation d’un monde hyper-connecté, non pas l’encourager« .
Même son de cloche chez Margaret Carrigan, de The Observer, qui regrette également son tournant médiatique. Allant plus loin, l’auteure a un problème avec sa posture privilégiée d’homme blanc cherchant à « se positionner comme le défenseur des perdants et des outsiders du monde de l’art, une discipline qui souffre déjà bien assez du complexe du sauveur mâle et blanc« . Pour elle, ce n’est pas Jerry Saltz, mais sa compagne Roberta Smith qui aurait dû être primée. « Je ne pense pas qu’elle mérite davantage le prix parce que c’est une femme. Mais en tant que critique d’art femme, je suis tout de suite sceptique lorsque l’ordre établi se met à célébrer un homme qui parle de lui-même… surtout lorsqu’une femme prestigieuse de son entourage n’a pas la reconnaissance qu’elle mérite. »
Pour l’auteur de ces lignes, Jerry Saltz est d’abord le cheval de Troie qui permet à la vénérable discipline de la critique d’art de participer au débat sur le contemporain. De se tailler une place parmi la critique culturelle tout court, et de fédérer une audience plus large que le simple cercle des initiés. Bien sûr que Jerry Saltz en fait trop, mais on ne peut pas dire que le champ de la critique d’art pullule de personnages publics. Que l’on fasse de ses errements (oui, il est vulgaire, borderline et sexiste) le problème de la critique d’art tout entière montre bien combien la discipline reste fermée sur elle-même. Aurait-on idée de reprocher à Kendrick Lamar le copinage de Kanye West avec Trump ? La visibilité 24h/24 de Jerry Saltz et ses réactions sans filtre sont la friandise qui fait croquer dans le gâteau de la critique d’art, et découvrir ensuite des auteurs dont les écrits se savourent en profondeur et sur le temps long.
Le principal reproche auquel l’on peut effectivement se ranger serait plutôt l’obligation pour le critique de devenir à soi-même sa propre marque, ne cessant ainsi jamais de travailler ni d’être en représentation. Mais ce problème est celui du régime néolibéral et du capitalisme artiste tout entier.
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