L’actuelle rétrospective à la Fondation Louis Vuitton nous amène à vous faire redécouvrir un second extrait du hors-série dédié à Basquiat (2010), en l’occurrence : la face obscure de ces derniers jours.
Peu après sa disparition, le New York Magazine retraçait la folle trajectoire de Jean-Michel Basquiat dans un article émaillé de témoignages coups de poing. Là, derrière le mythe, c’est le portrait inédit d’un homme déchiré par des forces contradictoires qui apparaît.
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Le vendredi 12 août était une nouvelle journée de canicule. Kelly Inman s’inquiétait. Cette jeune femme de 22 ans qui vivait au rez-de-chaussée de l’immeuble de deux étages qu’Andy Warhol louait à Jean-Michel Basquiat au 57 Great Jones Street savait que le peintre avait l’habitude de dormir toute la journée, mais sa chambre n’était pas climatisée et il tenait à ce que les fenêtres restent fermées. Vers 14 h 30, quand elle monta voir s’il allait bien, Basquiat était profondément endormi dans son immense lit. Vers 17 h 30, il reçut un appel et Kelly remonta lui transmettre le message. Cette fois, elle le trouva étendu sur le sol, face contre terre. Elle appela les urgences. L’ambulance emmena Jean-Michel Basquiat au Cabrini Medical Center, mais il était trop tard. Le bureau du médecin légiste gardait le rapport d’autopsie dans l’attente des derniers résultats d’analyse.
Basquiat était jeune, noir, talentueux, beau, et d’après ce qu’il avait confié à des amis, un ex-enfant martyr. Artiste mondialement célèbre et toxicomane de longue date, il s’est éteint à 27 ans. Basquiat rentrait d’un séjour de plusieurs mois à Hawaii. C’est généralement là qu’il allait se sevrer, se contentant d’alcool et de marijuana dans un ranch qu’il louait à Hana sur l’île de Maui. Il était rentré en pleine forme et s’apprêtait à repartir, cette fois en Afrique, avec quelques amis (à qui il offrait le billet d’avion, comme d’habitude).
“Quand je suis à Hawaii, je ne pense pas à la drogue”, avait-il confié à son vieil ami Vincent Gallo devant chez Dean & DeLuca, l’épicerie préférée de Basquiat. “Faut que je sorte de New York.” “Il avait de l’argent plein les poches et il voulait s’acheter de l’herbe, dit Gallo. Pas juste un peu : il en a pris pour 100 dollars. Il en a donné 200 au dealer et j’ai dû lui demander de rendre les 100 dollars de trop à Basquiat. C’était le même Jean que j’avais toujours connu. Il a dit qu’il allait s’acheter une clarinette et qu’on allait refaire de la musique ensemble. Du jazz-rap. Quand je lui ai demandé ce que c’était, j’ai perçu une étincelle dans son regard. Il m’a répondu : ‘Tu comprendras dès qu’on s’y mettra.’”
Mais le jeudi 11, Basquiat a replongé. Des amis disent l’avoir vu traîner dans l’East Village, vraisemblablement en quête de drogue. L’après-midi, il piquait du nez. “Il est tombé deux fois de sa chaise alors qu’il peignait”, rapporte un ami passé à son atelier ce jour-là. Le soir, Basquiat accompagné d’un vieux copain et de Kelly Inman étaient allés au M.K.
Un finale business, pathos et emphase
Quelques jours après la mort de Basquiat, la galerie Vrej Baghoomian est déserte. C’est là qu’a été organisée sa dernière expo au mois d’avril. On y repeint les murs et on applique une couche de polyuréthane sur le sol. Kelly est assise dans le bureau de Vrej Baghoomian, dernier galeriste de Basquiat. Son bureau est recouvert de diapositives d’oeuvres de l’artiste, le téléphone n’arrête pas de sonner. Un petit tableau récent sort du lot ; il ne comporte aucune des inscriptions ou griffonnages qui ont fait la gloire de Basquiat. On y voit un squelette blanc chevaucher un autre squelette rouge sang. Les lignes sont simples, pures, douloureuses. Le tableau s’intitule Riding with Death. “Il n’était pas en grande forme, dit Kelly d’une voix tremblante, mais c’était bon de le voir sortir de chez lui. Il m’a donné une tape sur l’épaule, m’a serré la main et m’a dit : ‘J’en ai vraiment marre.’ Je lui ai dit que moi aussi. Il m’a dit ‘je t’aime’, j’ai répondu ‘je t’aime aussi’.”
Kelly, une beauté androgyne au nez piercé d’un minuscule diamant, se met à pleurer. Elle a rencontré Basquiat un an plus tôt, quand elle travaillait chez Nell’s. Elle lui avait offert un dessert gratuit. Baghoomian la regarde d’un air paternel (plus tôt dans la semaine, il a publié un communiqué de presse pour annoncer la mort de Basquiat). Soudain, un homme fait irruption dans la pièce. C’est René Ricard, le critique d’art de l’underground. En 1981, il a été le premier à consacrer un article d’ampleur à Basquiat. C’était dans un essai pour le magazine Artforum consacré aux artistes du graffiti et intitulé “L’Enfant radieux”. En pleine crise de nerfs, Ricard semble souffrir le martyre. Il explique que la bouteille de champagne qu’il comptait verser sur la tombe de Basquiat a explosé. “Jean-Michel était touché par la grâce, s’exclame Ricard. C’était un saint noir. Il y aura eu Martin Luther King, Hagar, Muhammad Ali, et maintenant Jean-Michel.”
Cette scène qui mêle étrangement business, pathos et emphase semble être un finale adapté pour honorer la mémoire d’un artiste des années 80. La brève carrière de Basquiat a couvert la période turbulente et fructueuse qui a débuté avec la simplicité du Mudd Club et s’est achevée dans la décadence du M.K., des excès expressionnistes de la scène de l’East Village à la tendance actuelle au minimalisme et aux carrières bien gérées des conceptualistes.
A 20 ans, Basquiat était déjà une star dans son domaine. Il traînait avec Warhol, peignait dans des costumes Comme des Garçons et organisait des soirées avec Mr. Chow comme traiteur. Il posait pieds nus dans des vêtements chic en couverture des magazines. D’après certains critiques, il lègue à la postérité une oeuvre saisissante et pérenne. “C’est une grande perte, dit Ingrid Sischy, ex-rédactrice en chef d’Artforum. Je trouve que son art était totalement original, tant en terme de langage et d’imagerie qu’en ce qui concerne son sens extraordinaire de la composition. Sa façon de réunir des éléments disparates pour illustrer notre époque et notre culture a produit une oeuvre contemporaine unique qui restera importante.”
Selon le galeriste Tony Shafrazi, “Basquiat a produit en l’espace de neuf ans un nombre impressionnant d’oeuvres de première importance et d’une originalité radicale que la plupart des artistes n’arriveraient pas à créer en une vie.” Même si Basquiat se montrait parfois maussade, colérique et autocentré, ses amis affirment avoir été inspirés par son énergie, son intelligence et son humour. “Il était plus vivant que quiconque”, dit Glenn O’Brien, rédacteur pour Interview. “Sa vision était brillante, ajoute la collectionneuse Mary-Ann Monforton. C’était une étoile qui vous marquait à vie dès la première rencontre. L’enfant radieux, voilà qui était Jean-Michel.”
L’enfance de l’art
Jean-Michel Basquiat est né à Brooklyn le 22 décembre 1960 (la décennie pop de Warhol venait de commencer). Son père, Gérard Basquiat, est un comptable haïtien ; sa mère, Matilde, est d’origine portoricaine. Ses parents ont divorcé quand il avait 7 ans et son père a obtenu la garde des enfants. Jean-Michel a deux jeunes soeurs, Lisane et Jeanine. Ils ont grandi à Boerum Hill dans un immeuble de trois étages qui appartient à la famille. Quand Jean-Michel a eu 16 ans, son père s’est mis en ménage avec une Anglaise nommée Nora. A première vue, Jean-Michel a vécu une enfance ordinaire typique de la middle class. Il a fréquenté l’école privée St. Ann jusqu’au CM1. “Il a commencé à peindre et à dessiner dès l’âge de 3 ou 4 ans”, se souvient Gérard Basquiat, un bel homme élégant qui roule en Saab métallisée et se dit redoutable au tennis. Pourtant, Jean-Michel n’avait rien d’un gosse ordinaire. “Il ne ressemblait à aucun autre enfant, poursuit son père. Il était brillant, doué d’un esprit incroyable, un vrai génie. Les enfants aussi intelligents croient souvent qu’ils sont au-dessus du système et se rebellent contre les enseignants. Il voulait peindre et dessiner toute la nuit. Il s’est fait renvoyer de plusieurs écoles. Jean-Michel n’acceptait pas la discipline. Il m’a donné bien du souci.”
A 7 ans, Jean-Michel se fait renverser par une voiture et on doit lui retirer la rate. Pendant sa convalescence, sa mère lui offre Gray’s Anatomy. Plus tard, l’artiste confiera à un journaliste que ce manuel d’anatomie a fortement influencé son oeuvre. Sa mère l’emmène aussi au musée et au théâtre, mais comme elle traverse régulièrement des phases de dépression, elle n’est présente dans la vie de ses enfants que par intermittence (Basquiat la voyait néanmoins de temps en temps, et elle a assisté à son enterrement). Au CE2, Jean-Michel envoie le dessin d’un revolver à J. Edgar Hoover (qui ne lui a jamais répondu). Ses premiers thèmes de prédilection incluent Alfred E. Neuman, Alfred Hitchcock et les voitures. Jean-Michel est transféré à l’école publique à l’âge de 9 ans. Quand il a 12 ans, sa famille part vivre deux ans à Porto Rico. Comme il le révèle dans une note autobiographique, il a été “le seul élève de troisième à ne pas décrocher la moyenne” au cours de dessin d’après nature.
De retour à Brooklyn, on tente une dernière fois de l’adapter au système scolaire en l’inscrivant à la progressiste City-As-School. Jean-Michel n’a jamais obtenu son diplôme ; il a aspergé le visage du proviseur de mousse à raser pendant une cérémonie de remise de diplômes, puis s’est dit qu’il n’avait “aucune raison de revenir”, comme il l’écrira plus tard dans le catalogue d’une exposition collective organisée à la galerie Tony Shafrazi. A 15 ans, Jean-Michel fait une fugue. Son père le retrouve quelques jours plus tard dans Washington Square Park : “Il s’était fait raser la tête. Quand je l’ai vu, j’ai appelé la police pour qu’ils envoient une voiture et le persuadent de rentrer à la maison. Evidemment, il a fallu remplir de la paperasse et l’emmener au commissariat. Après avoir signé tous les papiers, on est allés s’asseoir dehors et Jean-Michel m’a dit : ‘Papa, un jour je serai très célèbre.’”
A 17 ans, Jean-Michel part pour de bon. Il traîne un certain temps dans Washington Square Park. “Je suis resté là à gober des acides pendant huit mois, confie-t-il à la critique d’art Suzi Gablik. Maintenant, tout ça me semble sans intérêt ; ça vous déglingue la tête. Pour gagner un peu d’argent, je fabriquais des cartes postales et je peignais sur des sweat-shirts dans le style expressionnisme abstrait, puis j’essayais de les vendre dans la rue.” Il squatte les appartements de ses amis dans l’East Village. Il ne donne pas signe de vie à son père pendant un an. “Je sortais la nuit à sa recherche, se souvient Gérard. J’en faisais des cauchemars.” Pourtant, Jean-Michel était vivant et en bonne santé en plein coeur de Manhattan. Il suffisait de lire ses graffitis sur les murs pour s’en assurer.
Une grande fête sans fin
Avant même de quitter le nid familial, Basquiat a déjà attiré l’attention en griffant des slogans signés SAMO©. Avec quelques amis, Basquiat et Al Diaz ont laissé leurs messages énigmatiques sur le pont de Brooklyn et dans tout Manhattan : “SAMO© AS AN ALTERNATIVE TO GOD. SAMO© AS AN END TO PLAYING ART. RIDING AROUND IN DADDY’S CONVERTIBLE WITH TRUST FUND MONEY”. SAMO© est la contraction de l’expression same old shit (“toujours la même merde”). “C’est venu d’une dissertation sur une religion bidon qu’il a écrite à City-As-School, explique Diaz. Ensuite, on a extrapolé autour de ça. On essayait de faire des commentaires sur la société.”
Basquiat sait très bien ce qu’il fait. Il tient tout particulièrement à laisser les aphorismes de SAMO© à proximité des galeries de SoHo. “On peut dire que je suivais les graffitis de SAMO©, dit Keith Haring, un fan de la première heure. Ils me semblaient différents et importants. J’y voyais des petites observations philosophiques intéressantes, une forme de poésie puissante et concentrée. J’ai rencontré Jean-Michel à l’Ecole des arts visuels le jour où je l’ai fait entrer à la barbe d’un vigile. Le lendemain, quand j’ai vu les inscriptions encore fraîches signées SAMO© sur les murs de l’école, j’ai compris que c’était lui.”
Après s’être brouillé avec Diaz, Basquiat tue SAMO© en écrivant “SAMO© is dead” à l’intérieur et à l’extérieur des immeubles, y compris dans l’entrée de la boutique de Patricia Field sur la 8e Rue, un lieu où il a ses habitudes. Patricia Field a d’ailleurs exposé certaines des premières oeuvres de Basquiat dans son magasin. A cette époque, il peint sur des blouses de laboratoire, des combinaisons jetables et toutes sortes de matières et d’objets, du caoutchouc mousse aux machines à écrire. Il continue à vendre ses cartes postales dans la rue. Il en a même refourgué plusieurs au Museum of Modern Art.
Un jour, il suit Andy Warhol et Henry Geldzahler chez WPA, un restaurant de SoHo. Il montre une carte postale à Warhol, qui la passe à Geldzahler. “Trop jeune”, a tranché le commissaire aux affaires culturelles. Entre-temps, Basquiat est devenu membre d’une nébuleuse de punks, réalisateurs, musiciens et artistes qui fréquentent le Mudd, le 57 et d’autres clubs d’où sont sortis les stars et les courtisans des années 80. Le Studio 54, c’est fini : à présent, tout se passe Downtown. Le graffiti, le rap et le breakdance gagnent en popularité. Des galeries d’art ouvrent dans des quartiers hier principalement connus pour leurs restaurants ukrainiens. Ici, la vie n’est qu’une grande fête sans fin sur fond d’art et de drogue. Tous les soirs, Basquiat et sa bande vont danser au Mudd jusqu’au petit matin.
Sa beauté saisissante (il porte une crête teinte en blond ; les dreads sont venues plus tard), son énergie débordante et son style unique ont fait de lui un pilier d’un club où les gens se déchaînent sur les mixes electro-funk de la DJ Anita Sarko. “On dansait dans ce cercle restreint”, se souvient Michael Holman, un autre habitué. Avec leurs copains Nick Taylor et Wayne Clifford, Basquiat et Holman montent un groupe de musique expérimentale baptisé Gray qui se produit au CBGB, au Hurrah et au Mudd. Basquiat joue du carillon et du synthé. “Jean-Michel était en quelque sorte notre guide spirituel, créatif et esthétique, dit Holman. C’est lui qui a choisi le nom du groupe. Et qui connaissait le plus de gens dans le milieu. Il était au fait de tout ce qui se passait.”
Une entrée en scène fracassante
Le Mudd, puis le Club 57, sont devenus les Q.G. de Basquiat. Il s’y rend pour trouver des gens chez qui dormir et se faire de nouvelles relations. “Je l’ai rencontré au Mudd en 1979, se souvient Diego Cortez, qui a programmé Basquiat à l’exposition New York/New Wave à P.S.1 en 1981. A 19 ans, il avait à la fois l’air d’un mannequin et d’un clochard du Bowery. J’ai tout de suite su qu’il avait beaucoup de talent.” Plus tard, Cortez présente une nouvelle fois le travail de Basquiat à Henry Geldzahler et l’aide à obtenir sa première expo en solo à Modène en Italie. Basquiat est également devenu un intime de Glenn O’Brien, animateur de l’émission culte TV Party sur le câble. Parfois réalisée par Amos Poe, elle soutient des stars underground comme Chris Stein et Debbie Harry du groupe Blondie. Basquiat s’impose vite parmi les invités récurrents.
O’Brien lui offre aussi le rôle principal de New York Beat Movie, un film sur l’underground artistique de Downtown (rebaptisé Downtown 81, ce long métrage ne devait sortir qu’en 2001 – ndlr). Réalisé par Edo Bertoglio, photographe pour Interview, cette fable raconte une journée dans la vie de Basquiat. La bombe du cinéma underground Patti Astor (plus tard cofondatrice de la Fun Gallery) et des groupes tels que Blondie, Kid Creole and the Coconuts et Tuxedomoon font partie du casting.
Pendant un moment, Basquiat vit et travaille dans les bureaux de production de O’Brien installés sur Great Jones Street. C’est à cette époque qu’il devient ami avec John Sex, John Lurie et Fred Brathwaite (plus connu sous le nom de Fab 5 Freddy). “On formait une bonne équipe, dit Brathwaite, l’organisateur de l’exposition graffiti Beyond Words au Mudd Club. On a contribué à faire connaître l’esthétique de l’East Village. C’est comme ça qu’est née la Fun Gallery.”
L’art de Basquiat commence à évoluer. En 1980, une oeuvre présentée au Times Square Show est encensée dans Art in America par Jeffrey Deitch, alors conseiller en investissement artistique chez Citibank, qui l’a qualifiée de “fusion étourdissante entre le style De Kooning et les tags du métro”. En février 1981, l’exposition New York/New Wave suscite encore plus d’attention. Encouragé par Cortez, Basquiat a peint une quinzaine de toiles. Geldzahler juge que ses oeuvres – des dessins et des symboles puissants annotés de listes de mots énigmatiques – lui rappellent les débuts de Rauschenberg. “J’ai tout de suite acheté un tableau, se souvient-il. J’étais saisi par la jeunesse de l’artiste et l’incroyable sophistication de son oeuvre. Je l’ai délibérément surpayé et lui ai donné 2000 dollars pour un collage sur une porte. Je voulais qu’il comprenne qu’il pouvait faire confiance aux gens.” Le galeriste suisse Bruno Bischofberger fait aussi le déplacement jusqu’au Queens pour découvrir l’oeuvre de Basquiat. Le marchand d’art italien Emilio Mazzoli lui achète dix tableaux et l’invite à Modène le printemps suivant.
Dépenses et dépendances
“Après son expo à Modène, raconte Patti Astor, je l’ai accompagné au Club 57 pour voir l’expo de Keith Haring éclairée à la lumière noire, et Jean-Michel m’a dit : ‘Tu ne vas pas le croire, mais je viens de me faire 30 000 dollars.’ Nous sommes sortis pour aller nous asseoir dans Central Park. Il délirait en disant qu’il allait devenir le roi d’Egypte, ce qui n’avait rien d’étonnant dans la mesure où on carburait tous les deux aux champignons à cette époque. Beaucoup de gens se droguaient. Malheureusement, lui en est mort.”
Les choses dégénéraient souvent au Club 57. Une nuit, la boîte manque de brûler et tout le monde est évacué. Tout le monde sauf Basquiat, qui “est resté dans un coin à fumer de l’herbe en rigolant”, raconte John Sex dans le livre Art After Midnight de Steven Hager. Jean voulait que tout aille vite, dit un ami. “Je ne l’ai jamais connu autrement que défoncé. Mais il n’avait jamais assez d’argent. Il prenait tout ce qui lui tombait sous la main : beaucoup d’acide, d’herbe, de coke.”
Suzanne Mallouk rencontre Basquiat en 1980. “J’avais à peine 19 ans et je travaillais comme barmaid. Il entrait dans le bar et restait là à me fixer. Ça a duré des mois. On a fini par devenir amis ; il m’a dit qu’il dormait dans le parc. Je lui ai proposé de devenir mon colocataire, mais il ne payait jamais sa part parce qu’il était toujours fauché. Je lui disais : ‘Faut que tu trouves du travail’ et il me répondait : ‘Je vais devenir un artiste célèbre.’ J’ai cru qu’il profitait de moi et j’ai déménagé.” Suzanne part vivre à Paris. Puis, dans une scène digne de Recherche Susan désespérément, elle rentre à New York en traînant ses valises jusqu’au Pyramid Club. “Quand je suis entrée, il était là. Il a jeté son verre contre le mur et m’a dit : ‘Maintenant je suis célèbre, je suis riche et j’ai un grand loft dans SoHo. Viens vivre avec moi’”, se souvient Suzanne, une femme d’une beauté renversante.
“C’était l’époque où il travaillait au sous-sol de la galerie Annina Nosei, prenait des tonnes de cocaïne et n’arrêtait pas de saigner du nez. Je sniffais avec lui. Il prenait tellement de coke qu’il se réveillait au beau milieu de la nuit en hurlant : ‘La C.I.A. veut ma peau !’ On a fait installer un système d’alarme sophistiqué. J’ai décidé de noter tout ce qu’il prenait ; il dépensait 2 000 dollars par semaine en coke et en herbe. Il s’était aussi mis au free base. Il avait recouvert toutes les fenêtres de papier noir pour pouvoir dormir la journée. Sous cocaïne, il pouvait peindre cinq tableaux d’affilée en cinq jours seulement, puis dormir pendant une semaine.”
La drogue n’est pas le seul excès de Basquiat. Il est aussi accro à la consommation. Il remplit son réfrigérateur avec tellement de pâtisseries françaises qu’elles sont périmées avant même qu’il puisse les manger. Il s’achète un attaché case à 800 dollars qu’il jette quand la fermeture se casse. Il débourse 80 dollars pour un T-shirt qu’il éclabousse de peinture et ne remettra jamais. Il couvre ses amis de cadeaux, donne des billets de 100 dollars aux sans-abri et offre des tableaux. “Un jour, il est sorti et a acheté trois téléviseurs couleur, un énorme enregistreur quatre pistes, plusieurs chaînes hi-fi et des costumes Armani. Il avait dû dépenser 10 000 dollars, dit Suzanne Mallouk. Il est revenu avec le livreur et ils ont tout déchargé. Après, il s’est assis sur le canapé et s’est mis à pleurer comme un bébé. Il m’a demandé : ‘Suzanne, est-ce que tu veux autre chose ?’”
Réinvention de soi
Les rapports de Basquiat avec sa famille semblent avoir toujours été conflictuels. Il raconte à ses petites amies et à ses galeristes que son père le battait quand il était enfant (Gérard Basquiat le nie, disant n’avoir jamais fait que fesser son fils avec une ceinture). “Ma mère est devenue folle parce qu’elle était malheureuse avec mon père”, confie-t-il à un journaliste. Il se faisait aussi passer pour un enfant des rues. “La première fois que j’ai rencontré son père, avec son costume trois pièces et sa raquette de tennis, je suis resté sous le choc, dit Gallo. Jean s’était forgé une identité de gamin issu du ghetto et qui n’aspirait qu’aux attributs de la bourgeoisie.”
Basquiat raconte même que son père lui a donné un coup de couteau. “Il avait une petite cicatrice sur les fesses”, dit un ami. “J’étais un père strict, mais pas sévère, se défend Gérard Basquiat. Je viens d’une famille aisée d’Haïti, d’un milieu où j’ai reçu une solide éducation fondée sur la discipline. C’est comme ça que j’ai élevé mon fils. Ecrivez ce que vous voulez sur Jean-Michel qui était soi-disant un enfant battu. Je sais que c’est faux.” On peut comprendre la colère de Gérard Basquiat. “En tant que père seul avec ses enfants, je subissais une énorme pression. Mais je n’ai aucun regret. La toxicomanie de Jean-Michel est pour moi une grande source de culpabilité. Je n’étais pas au courant. Si tel avait été le cas, je l’aurais envoyé en cure.”
“Est-ce qu’on a été battus quand on était petits ?, s’étonne Lisane, la soeur de Basquiat. Non. Si mon père était violent avec nous ? Absolument pas. On a pris des raclées comme tous les gamins. Je ne veux pas gâcher votre article, mais tout ça n’est qu’un tissu de mensonges.” Jean-Michel vit une relation d’amour-haine avec son père, faisant parfois tout pour lui plaire, à d’autres moments semblant le provoquer délibérément.
Jean-Michel fait presque exprès de mal gérer son argent (alors que Gérard, comptable, lui a plusieurs fois proposé son aide). Les slogans SAMO© ridiculisent les valeurs chéries par son père. “Cette ville grouille de faux-culs de la classe moyenne qui essaient de se faire passer pour riches ; ils ne s’intéressent qu’aux apparences. Ça me rend dingue. C’est comme s’ils se promenaient avec des étiquettes de prix agrafées sur le front. Les gens devraient vivre de manière plus spirituelle”, déclare-t-il dans The Village Voice en 1978. Dès son plus jeune âge, son objectif avoué était de devenir célèbre, et il s’y attelle de manière calculée, bien qu’erratique. “Jean-Michel a écrit son propre scénario, dit Mary-Ann Monforton, qui l’a connu quand il avait 16 ans. Il avait une mission à accomplir. Il voulait à tout prix devenir quelqu’un.”
L’enfant terrible et les galeristes
En 1981, Basquiat commence à collaborer avec la galerie d’Annina Nosei à SoHo. Rapidement, tout le monde de l’art ne parle plus que de ça. Basquiat travaille au sous-sol de la galerie du 100 Prince Street, dans une grande pièce éclairée par un puits de lumière. Sa productivité impressionnante et le rythme auquel la galeriste écoule ses tableaux ont commencé à faire jaser. Les oeuvres sont vendues pour 2 000 à 10 000 dollars à des collectionneurs sérieux comme Lenore et Herbert Schorr, ou Hubert et Dolores Neumann. Par la suite, Paul Simon, Richard Gere et S. I. Newhouse acquièrent aussi des Basquiat.
“Faire travailler un artiste dans une galerie, c’est clairement montrer le mauvais exemple, dit un observateur. Annina Nosei vendait littéralement les tableaux avant qu’ils soient terminés. Basquiat était généralement défoncé à la coke ou à l’herbe. On lui disait : ‘Tu ne devrais pas dépenser tout ton argent en drogue et en limousine.’ Je trouvais que c’était triste de débuter comme ça.” “Si Cy Twombly et Jean Dubuffet avaient eu un enfant, ce serait Jean-Michel. Il possède l’élégance de Twombly et le côté brut du jeune Dubuffet… Il sait exactement ce qu’il fait et utilise tout ce qui sert sa vision”, écrit René Ricard dans Artforum en 1981.
D’autres critiques suivent. En mars 1982, l’exposition Basquiat à la Nosei Gallery remporte un immense succès. “Art ou graffiti, la linéarité de ses expressions et de ses annotations témoigne d’une subtilité innée, s’enthousiasme Lisa Liebmann dans ARTnews. Les personnages faussement menaçants de Basquiat – hommes-singes, crânes, animaux prédateurs, bonshommes enfantins – semblent intangibles tant leur exécution est légère, et leur semi-présence énigmatique leur confère quelque chose du chaman. Ces dessins se distinguent aussi par leur texture magnifique, souvent le résultat d’une accumulation de couches de peinture crayeuse et qui évoque les murs aux affiches déchirées des immeubles désaffectés.”
Le lendemain du vernissage, Basquiat fait un retour triomphal à Brooklyn en limousine. “Il devait être 6 h 30 et j’étais en train de m’habiller, dit Gérard Basquiat, qui n’avait eu son fils que deux fois au téléphone depuis qu’il avait quitté la maison. Jean-Michel portait un costume rayé. Il est entré dans la cuisine et m’a dit : ‘Papa, ça y est, j’ai réussi.’ Et il a donné une liasse de billets à sa petite soeur Jeanine.” Gérard a assisté au vernissage de l’exposition suivante : “Quand je suis entré, j’en ai eu des
frissons. C’était l’un des plus grands moments de ma vie, voir du Basquiat sur les murs, ma chair et mon sang.”
A partir de là, Gérard Basquiat fait partie de la vie artistique de son fils par intermittence. Il vient aux vernissages et dans les clubs, et invite même Andy Warhol à dîner chez lui. Basquiat ne tarde pas à quitter Annina Nosei. Avant de partir, il taillade plusieurs toiles inachevées. D’après la galeriste, il ne pouvait pas réutiliser ces toiles parce que les “fantômes” des tableaux précédents filtraient au travers. Mais cet accès de colère est typique du tempérament instable de Basquiat. Basquiat entretient le même type de rapport avec tous ses galeristes, voyant d’abord en eux des parents de substitution, puis détruisant leur relation.
Evidemment, les galeristes poursuivent leurs propres intérêts et de fait suscitent souvent la méfiance de l’artiste. Des proches affirment que la plupart ne le paient jamais pour exposer ses oeuvres. Que l’un d’entre eux aurait demandé le remboursement des meubles qu’il a endommagés. Plus amusant, Basquiat aurait rejoint Bruno Bischofberger chez lui en Suisse. Celui-ci l’attendait devant une rangée de toiles vierges sur lesquelles il était censé peindre. Basquiat se serait vengé en recouvrant tout un canapé de peinture. “Dans l’ensemble, je trouvais que les galeristes qui travaillaient avec tous ces jeunes ne s’intéressaient qu’au produit sans vraiment se soucier d’eux, dit Patti Astor. J’ai entendu des gens faire des tas de promesses qu’ils n’ont jamais tenues. Si ça ne marchait pas, tant pis pour eux. Mais dans le cas contraire, ils étaient bien contents de ramasser la thune.”
Les relations professionnelles de Basquiat semblent souvent encourager son addiction à la drogue. Il est parfois payé en espèces et, selon certains, plusieurs galeristes prennent “des tonnes de coke” avec lui. C’est comme si Basquiat se jetait dans la gueule du loup. Il ne tient jamais aucune comptabilité ni signe de contrats. “Les galeristes l’exploitaient, mais il aurait pu éviter cela, dit Jay Shriver, en charge de la gestion du patrimoine de Warhol. Il adorait se prendre pour la victime d’horribles machinations.”
Basquiat se délecte aussi de son statut d’enfant terrible du monde de l’art. Tout le monde a une histoire à raconter sur ses frasques. Un soir, alors qu’il dîne avec un groupe d’artistes chez Mr. Chow, il jette de la nourriture sur une dame assise à l’étage et se cache juste à temps, faisant croire que Keith Haring est l’auteur du méfait. Lors d’une séance photo au Japon pour Issey Miyake, il éclabousse joyeusement sa veste avec la peinture censée lui servir d’accessoire. A un vernissage de Schnabel au Whitney Museum, il s’amuse à gribouiller les murs à proximité des toiles de l’artiste. Un vigile le pourchasse jusqu’à l’entrée du musée. “La plupart des gens ne se rendaient pas compte qu’il avait un grave problème de drogue parce qu’il était riche et socialement reconnu, dit Zoe Leonard, une amie du lycée. Il apparaissait en public complètement défoncé, piquait du nez chez Mr. Chow ou à l’Odeon. Il n’était pas considéré comme un junkie parce que c’était un artiste.”
Warhol, le père pop
Il semblait inévitable que Basquiat et Warhol deviennent amis. Basquiat rêve depuis des années de rencontrer le père du pop art. Glenn O’Brien se souvient de l’avoir emmené à la Factory où Basquiat avait vendu à Warhol l’un de ses sweatshirts peints. “Jean-Michel idolâtrait Andy parce qu’il était le plus célèbre des artistes. Andy avait un peu peur de lui. A cette époque, Jean était jeune, toujours débraillé, avec les cheveux teints en blond.” Warhol est attiré par l’énergie de Basquiat. En Warhol, Basquiat trouve une figure paternelle. Tous deux deviennent vite inséparables. Basquiat monte dans son atelier pour faire du sport avec Warhol ; ils se rendent ensemble dans des dîners et les derniers clubs à la mode. “Ils étaient ensemble tous les soirs. On les voyait partout où il fallait être, dit Fred Brathwaite. Andy était vraiment comme un père pour lui.” Warhol tente de dissuader Basquiat de se droguer. “Andy et Jean-Michel s’adoraient, dit Shriver. Ils étaient très proches. Andy était la seule personne vers qui Jean-Michel pouvait se tourner pour s’affirmer.”
En 1983, Basquiat emménage dans un immeuble de Great Jones Street appartenant à Warhol. Ils finissent par collaborer sur une série de tableaux qui fait l’objet de critiques mitigées. Mais Warhol ne peut pas sauver Basquiat. En fait, après la publication d’un article critiquant l’influence de Warhol sur l’art de Basquiat paru dans le New York Times, Jean-Michel prend délibérément ses distances avec son mentor. “Andy l’invitait à dîner, mais il ne venait pas”, dit Shriver. Paige Powell, directrice de la publicité d’Interview et compagne de Warhol pendant les deux dernières années de sa vie, rencontre Basquiat en 1982. Après avoir exposé certaines de ses oeuvres dans son appartement, elle entretient une relation chaotique avec lui. Elle le décrit comme un artiste hypersensible qui travaille de manière obsessionnelle. “Il dégageait une énergie extrêmement sexuelle et très créative. Il était vraiment extraordinaire. Je pense sincèrement que c’était un génie.”
Mais la drogue reste un problème constant. “Il était incapable d’y résister, dit Paige Powell. On sortait prendre le petit-déjeuner, puis il me disait qu’il devait repasser à l’atelier parce qu’il avait oublié quelque chose et je n’avais plus aucune nouvelle pendant trois jours.” Finalement, elle juge bon que la famille de Basquiat soit mise au courant. Un jour, elle déjeune avec Gérard Basquiat au One Fifth Avenue et lui révèle la toxicomanie de son fils. “Il m’a appelée deux semaines plus tard en me disant qu’il avait perdu le sommeil parce qu’il ne savait pas comment dire à son fils qu’il était au courant. Il m’a demandé si je pouvais m’en charger. Quand j’en ai parlé à Jean-Michel, il a bien failli me tuer. Il s’est emparé d’un vase et me l’a jeté à la figure. Il m’a manquée de peu.”
Si Basquiat cache son addiction à ceux qui risquent de la désapprouver, il se vante parfois aussi de bien tenir la drogue. “Il était très fier de la quantité de drogues qu’il pouvait consommer, dit l’un de ses amis. Il s’y connaissait mieux que quiconque. Il semblait savoir où étaient ses limites.” A cette époque, Basquiat s’est mis au free base. Il prend aussi du speedball, un mélange d’héroïne et de cocaïne. “Prendre de l’héro et être un junkie, c’était pour lui un mythe romantique. Il se voyait comme le Charlie Parker de la peinture”, dit Lee Jaffe, un musicien de Bob Marley qui a rencontré Basquiat à Los Angeles en 1983. L’un de ses livres préférés est Junky de William Burroughs. “Un jour, il m’a dit que les seuls artistes vraiment importants étaient ceux qui étaient morts jeunes”, confie Kelly Inman.
Grandeur et décadence
La carrière de Basquiat atteint son apogée en 1984. A 24 ans, il expose à la galerie Mary Boone aux côtés des Salle, Fischl ou Schnabel – qu’il a d’ailleurs un jour défié à un match de boxe. Ses tableaux se vendent entre 8 000 et 15 000 dollars. Il remporte aussi beaucoup de succès lors d’expositions organisées à la galerie Larry Gagosian de Los Angeles par Bruno Bischofberger. “Avec cinq expos new-yorkaises en solo à son actif et une célébrité croissante dans des territoires aussi éloignés que l’Europe et le Japon, la Californie et le Bronx, l’ascension de Basquiat a battu des records de vitesse dans le monde des arts visuels, écrit Vivien Raynor dans The New York Times en mai 1984. Le jeune artiste utilise bien la couleur (…). Mais on remarque surtout le côté cultivé de son trait et la majesté de ses compositions qui dénotent tous deux une formation classique qu’il n’a, en fait, jamais eue (…). Aujourd’hui, Basquiat est un peintre très prometteur qui a la possibilité de toucher l’excellence, à condition de résister aux forces qui le pousseraient à devenir une mascotte du monde artistique.”
Hélas, Basquiat a du mal à résister à ces forces. En particulier à une pression constante qui le pousse à produire et à un racisme omniprésent, quoique subtil. “Il ne devait pas faillir à sa réputation de jeune prodige, ce qui n’est qu’une sorte de fausse sainteté, dit Haring. D’un autre côté, il devait rester rebelle et, évidemment, résister à la tentation de l’argent. Il ne faut jamais sous-estimer la pression du succès.” “En tant que Noir, il restait un outsider, dit Brathwaite. Même après avoir pris le Concorde, il n’arrivait pas à arrêter de taxi dans New York.” D’autres estiment qu’il était plus victime de lui-même que de la société ou du monde de l’art. “Il se préoccupait trop de ce que pensaient le public, les collectionneurs et les critiques, explique Mary Boone. Il était trop préoccupé par les prix de ses oeuvres et par l’argent. Il était trop conscient de sa place dans le monde, des gens avec qui il dînait et tout ce que ça implique. Il était trop tourné vers l’extérieur ; il ne cultivait pas assez sa vie intérieure. Jean-Michel a sans doute été un enfant indiscipliné. Mais quand on pense à sa personnalité, à ses terribles sautes d’humeur, à sa paranoïa, ce n’était pas dû qu’à un problème de drogue. Il était obsédé par son père.”
Certains disent, plus simplement, qu’il voulait acheter l’amour. Après le vernissage à la galerie Mary Boone, Basquiat donne une fête dantesque avec saladiers de caviar béluga et bouteilles de champagne Cristal. Mr. Chow est le traiteur. “Tout le monde était présent, de David Byrne à Julian Schnabel”, dit Haring. Même Steve Rubell (patron du Studio 54 – ndlr) est impressionné : “Je n’avais jamais rien vu de tel, mais je me suis demandé qui étaient tous ces gens. J’ai eu l’impression qu’il y avait pas mal de parasites.”
Fin 1984, Basquiat rencontre Jennifer Goode à l’Area. C’est la soeur d’Eric Goode, l’un des propriétaires du club. Directrice artistique, elle orchestre les expositions qui ont fait la célébrité du lieu. Aujourd’hui, elle et son frère possèdent le M.K. D’après leurs amis, sa relation amoureuse avec Jennifer Goode est la plus sérieuse que Basquiat ait jamais eue. Il lui fait la cour en lui offrant des cadeaux hors de prix. “J’étais en train de travailler à l’Area et j’ai reçu d’énormes paquets de chez Comme des Garçons, raconte Jennifer. Il m’a offert un tailleur Chanel. On a beaucoup voyagé et j’ai été très heureuse avec lui. On écoutait des disques. Il avait aussi une immense collection de films. On riait des mêmes choses, on avait les mêmes goûts et on s’amusait beaucoup.” Peu de temps après le début de leur relation, elle aussi commence à se droguer. “Je suis tombée dans l’héroïne via Jean-Michel, dit Jennifer, qui a depuis suivi une cure de désintoxication. Il ne m’y a pas poussée, mais il y en avait tout le temps et j’étais très naïve. L’héroïne qu’on prenait était vraiment puissante. On la sniffait. Il n’a commencé à se piquer que quand je l’ai quitté. Je ne supportais plus de le voir en prendre, surtout les mélanges de coke et d’héro. C’était absolument horrible.” Jennifer Goode réussit à convaincre Basquiat de suivre une cure dans une clinique de Manhattan ; il ne tient pas plus de trois semaines.
Mais Basquiat peut encore parfois assumer ses responsabilités. En mai 1985, pour l’inauguration du Palladium, il peint la fresque du salon Michael Todd en seulement deux semaines. “Je l’ai vu changer sous mes yeux, raconte calmement Jennifer. Il était parano, véhément et malheureux. Ses tableaux devenaient plus sales : ils n’étaient plus aussi nets. A la fin, il avait le visage couvert de plaies et passait son temps à les gratter. Il a perdu ses dents. Alors qu’il prenait déjà l’équivalent de 300 dollars d’héroïne par jour, sa consommation a encore augmenté. Comme ses dealers étaient à sec, il a commencé à s’approvisionner dans la rue. Je passais le voir chez lui. Il me disait : ‘Ne t’inquiète pas, Jennifer, je ne vais pas mourir’.” Jennifer rompt fin 1986. Quelques mois plus tard, Warhol meurt. Basquiat en est bouleversé. “Il a fait une grave dépression, dit Brathwaite. Il pleurait beaucoup et portait un brassard noir. Je suis tombé sur lui au club Madam Rosa quelques jours après la mort d’Andy, et c’était vraiment triste à voir, il faisait n’importe quoi, du Jean-Michel tout craché : debout au milieu de la piste, il pleurait comme une madeleine et fonçait droit devant lui se taper la tête contre le mur. Il ne pouvait même pas parler. J’ai passé mon bras autour de ses épaules et je lui ai payé un verre.”
Basquiat devient de plus en plus solitaire. Jusqu’à ne plus quitter son loft de Great Jones Street. De temps en temps, il essaie de se sevrer. “Sa productivité a beaucoup chuté, explique un ami. Et les gens ont commencé à médire à son sujet. Certains trouvaient qu’il avait trop attiré l’attention sur lui et connu la gloire trop rapidement. D’autres ne se gênaient pas pour lui dire qu’il peignait mieux sous héroïne.” Basquiat quitte la galerie Mary Boone en 1986 et est dès lors principalement représenté par Bruno Bischofberger. Contrairement à sa production artistique, sa consommation de drogue ne fait qu’augmenter. “L’argent lui filait entre les doigts. Il vous aurait laissé partir avec tous les tableaux de son atelier en échange d’un chèque de 300 dollars”, dit un observateur. Sa relation avec Bischofberger ayant tourné court, Basquiat se retrouve sans agent pendant environ un an. C’est là qu’intervient Vrej Baghoomian, le cousin de Tony Shafrazi. Baghoomian connaît Basquiat depuis plusieurs années. Après s’être lié d’amitié avec Basquiat, il devient son agent, mais aussi sa “baby-sitter” durant la majeure partie de cette année.
Basquiat se voit consacrer trois expositions en 1988 – deux en Europe et une à la galerie Baghoomian dans le Cable Building de Broadway. Les critiques sont très mitigées. Certaines estiment qu’il a présenté ses meilleurs tableaux à ce jour. D’autres, qu’il ne s’agit que de répétitions médiocres de ses oeuvres passées. “Je l’ai vu après le vernissage et il avait l’air très heureux”, dit un ami qui a assisté au dîner donné en l’honneur de Basquiat chez Mr. Chow. Mais d’autres étaient inquiets. “J’ai été choqué quand je l’ai vu, dit un autre ami. Son visage était couvert de taches. Les gens ont cru qu’il avait le sida.” “La dernière fois que je l’ai vu est aussi la seule où il m’a parlé de son problème de drogue”, dit Keith Haring, qui est tombé sur Basquiat l’été dernier dans Broadway et a pris des photos de lui allongé sur une grille de métro.
La dernière tentative de sevrage de Basquiat commence en juin, quand il part à Hawaii. Il parle de s’y installer, de devenir cuisinier dans un restaurant et de pêcher du poisson pour vivre. “Je lui ai dit de ne pas revenir, dit Kelly Inman. Je lui ai dit que je lui enverrais du matériel pour peindre. Mais il a fini par s’ennuyer et est rentré à New York.”
Autel à Basquiat
Jean-Michel Basquiat n’a pas laissé de testament. L’avocat en charge de sa succession est Michael Stout, également représentant de Salvador Dalí ou Robert Mapplethorpe. Gérard Basquiat a rencontré Stout, Baghoomian et Bischofberger afin de déterminer la propriété des oeuvres peintes par son fils. Gérard Basquiat nie fermement que Jean-Michel ait eu un enfant illégitime avec une femme en Caroline du Nord. “Elle lui a envoyé une photo de son enfant, dit Carlos Almada, un architecte qui assure avoir été proche de Basquiat durant ses dernières années. Jean-Michel avait prévu d’y aller pour savoir si c’était vraiment son fils.” Basquiat avait également confié à Rubell et Shriver qu’il était possible qu’il soit père.
Basquiat est enterré en août 1988 au cimetière Greenwood de Brooklyn à l’issue de funérailles familiales en comité restreint. Ses amis organisent une grande cérémonie d’adieu programmée le mois suivant. “Pour citer Public Enemy, dit l’un d’eux, Superstar, c’était son truc à lui.” Brathwaite ajoute : “Je pense que Jean-Michel a vécu comme une flamme. Il a brillé vraiment très fort. La flamme s’est éteinte, mais les braises sont encore chaudes.” Au 57 Great Jones Street, les experts de Christie’s travaillent d’arrache-pied. Ils font l’inventaire des tableaux achevés et inachevés, des oeuvres que possédait Basquiat d’autres artistes (dont plusieurs de Warhol), d’une collection de meubles du début du siècle, sans parler de la vaste bibliothèque de vidéos, des centaines de cassettes, de la demi-douzaine de synthétiseurs et d’une pleine armoire de costumes Armani et Comme des Garçons.
Dehors, la vie suit son cours : les accros au crack et les clochards que Basquiat connaissait et à qui il donnait de l’argent dorment sur le trottoir, indifférents au petit autel accroché par quelques fans sur la grille de l’immeuble d’à côté. Enveloppé de dentelle, l’autel est décoré de fleurs, de bougies votives, d’une photo de Basquiat, de quelques prières soigneusement rédigées et d’une photocopie d’une caricature de l’artiste par David Levine assortie d’une légende : “En cette ère de possibilités infinies et de peurs infirmantes, il continue à écrire des poèmes et à peindre des tableaux pour exprimer son univers.” La scène est fascinante. Installé entre l’immeuble couvert de graffitis (“INSIDIOUS MENACE, LANDLORD/TENANT” – “menace insidieuse, propriétaire/locataire”) et les personnages échevelés évanouis sur le trottoir, cet autel ressemble à s’y méprendre à un tableau de Jean-Michel Basquiat.
Cet article a été publié pour la première fois dans le New York Magazine du 26 septembre 1988. Phoebe Hoban est l’auteure de Basquiat – A Quick Killing in Art (Penguin Books, 2004, en anglais). Traduction Claire Le Breton.
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