A travers ses photos, collages et peintures, Mickalene Thomas s’attache depuis deux décennies à représenter des femmes noires. Détournant les codes graphiques, elle libère chacune des imageries toutes faites.
Mickalene Thomas a doté la culture visuelle du XXIe siècle de l’un des modèles les plus fédérateurs de la femme en majesté. Dans ses collages, peintures et photographies, elles trônent puissantes, confiantes, plantureuses.
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Ultra-sexuelles mais jamais offertes. Sans arrogance mais d’une olympienne désinvolture. Les tonalités sont chaudes, ocre et ambrées. Immanquablement, les muses de Mickalene Thomas se prélassent dans un décor typique des années 1970.
Au milieu des imprimés panthère ou fleurs, des plantes vertes et de la marqueterie, du strass et des paillettes, les femmes se dénudent parce qu’elles sont chez elles, entre elles. Là, elles sont libres de déterminer elles-mêmes les paramètres de leur apparition.
Individualités complexes aux multiples facettes
Le regard saisit alors tout juste assez de la scène pour distinguer une silhouette, quelques traits, l’arrondi d’une épaule ou le piquant d’un regard, mais sans jamais pouvoir tout embrasser d’un coup. Car Mickalene Thomas traite ses muses à la manière d’un collage cubiste, tout en angles et décrochages.
Une partie est pixélisée quand l’autre qui la complète est laissée nette. Plus loin, un motif léopard ou papier peint vient oblitérer la peau nue offerte. Le torse est en noir et blanc, quand les jambes sont en couleur. La figure et le fond se confondent.
Tout converge à réintroduire de la complexité dans la représentation de ces femmes-odalisques qui, loin d’être seulement des modèles, retrouvent leur qualité de sujet, c’est-à-dire d’individualités complexes composées de multiples facettes.
Ces corps-là, comprend-on, s’épanouissent dans un espace réservé, celui ménagé par l’artiste au sein du cadre, retiré des circuits ordinaires de la visibilité où les sujets deviennent images et les corps, objets.
Deux entraves : le regard masculin et le regard blanc
Le travail de Mickalene Thomas se situe dans cet aller-retour constant entre apparition et disparition, circulation et contemplation. La place qu’elle occupe dans l’économie culturelle en témoigne également : pour beaucoup, l’exposition Jet : beautés du mois à la galerie Nathalie Obadia à Paris semblera étrangement familière. Cette esthétique, on la connaît. Sans forcément la rattacher à un nom, on l’a déjà vue.
En couverture de W Magazine en octobre 2018, elle photographiait la rappeuse Cardi B dans un décor caractéristique de son esthétique. A la sortie de l’ep True de Solange en 2012, c’était déjà elle qui signait une édition limitée de la pochette.
Car les muses de Mickalene Thomas sont des femmes noires, comme elle. Augmenter leur visibilité et les extirper des canons de beauté occidentaux nécessite alors d’œuvrer sur tous les fronts : relire l’histoire de l’art de manière inclusive, et occuper le devant de la nouvelle production d’images.
Dans ces deux cas, l’artiste s’adresse à la jeune fille non-blanche qu’elle a pu être, peinant à se reconnaître dans les représentations qui l’entourent. Le choix de l’esthétique vernaculaire des 70’s s’explique alors par l’importance de ces années charnières en termes d’activisme sociopolitique.
Cette décennie est celle du Black Power et du Black Is Beautiful, l’époque où sont posés les premiers jalons de la transformation de l’image de la femme noire qui commence progressivement à se libérer de deux entraves : le regard masculin et le regard blanc.
Un tournant vers la figuration
Née en 1971 à Camden aux Etats-Unis, Mickalene Thomas se passionne d’abord pour la peinture abstraite avant de connaître son premier vrai choc artistique face à la série Kitchen Table de Carrie Mae Weems.
La photographe afro-américaine, de la génération précédente, lui met sous les yeux l’une des premières œuvres dans lesquelles elle se voit, et se retrouve : des photographies d’une mère et de sa fille noires, occupées à des activités paisiblement banales et enjouées.
Mickalene Thomas amorce alors son tournant vers la figuration. Elle se prend en photo, et fait poser sa mère. Son diplôme de Master à la Yale University de New Haven en 2002 prendra la forme d’une performance où elle incarne une photo de sa mère à son âge qui posait alors en maillot de bain zébré.
De la performance elle tire des photographies qu’elle soumet alors à un magazine connu pour publier, chaque semaine depuis 1951, des photographies de jeunes filles noires choisies parmi les contributions envoyées de tout le pays par des étudiantes. Cette anecdote, peu connue, c’est Mickalene Thomas qui la raconte quelques heures avant son vernissage.
Des beautés en calendrier
A Paris, son exposition, et la nouvelle série de peintures et collages qu’elle y présente, marque un tournant dans son travail. Pour la première fois, elle n’a pas photographié elle-même les odalisques qui s’imposent au visiteur sur plus de deux mètres de haut et de large, et celles-ci ne font pas partie de son cercle proche – mis à part les travaux de commande, ses portraits représentent le plus souvent Sandra Bush, sa mère, Maya ou Racquel, deux de ses compagnes.
D’où cette recontextualisation nécessaire, et la référence à une obsession qui l’accompagne depuis longtemps déjà : les « beautés » (beauties) du magazine Jet.
En 1951 paraissait le premier numéro du magazine hebdomadaire en question, publié par la maison d’édition Johnson basée à Chicago. Comme Ebony Magazine, en circulation depuis 1945, Jet, qui publia son dernier numéro papier en 2014 et vient d’être repris par une nouvelle maison d’édition, s’adresse à une audience afro-américaine.
En 1955, le magazine se fait connaître par son traitement de l’assassinat d’Emmett Till, adolescent noir tué car accusé d’avoir embrassé une jeune fille blanche, puis continue de couvrir en profondeur les prémices du mouvement des droits civiques.
“Comme la plupart des femmes afro-américaines de l’époque, ma mère collectionnait ces magazines vendus dans toutes les épiceries” – Mickalene Thomas
Du magazine, Mickalene Thomas se souvient des “Jet beauties of the week”, ces pages présentant la photographie d’une étudiante noire, son nom et quelques informations détaillant sa vie et ses rêves. “Comme la plupart des femmes afro-américaines de l’époque, ma mère collectionnait ces magazines vendus dans toutes les épiceries, raconte l’artiste. En revanche, ce n’est qu’une fois adulte que j’ai découvert l’existence des ‘Jet beauties of the month’. Il s’agissait d’une sorte de calendrier, lancé en 1953, disponible sur abonnement. On raconte d’ailleurs que le calendrier de Playboy, dont le premier numéro paraît la même année, lui doit son format. Là, les ‘beautés’ étaient anonymes. Souvent, elles étaient mannequins professionnels. Certaines reviennent ainsi au fil des mois sous différents looks, et se retrouvent Miss December, puis Miss July.”
Chaque portrait présenté à la Galerie Nathalie Obadia s’attarde sur l’une de ces beautés. Il y en a douze, comme les douze mois de l’année, titrés des seules informations dont on dispose à propos d’elles : un mois, et une année de la décennie 1970.
“Ces femmes ressemblent de moins en moins à des pin-up européennes” – Mickalene Thomas
“Peu à peu, on voit les conventions de représentation changer : la couleur fait son arrivée, et surtout, ces femmes ressemblent de moins en moins à des pin-up européennes. Dans les années 1970, elles se mettent à ressembler aux vraies femmes afro-américaines, avec des coiffures afro et des tresses plaquées.”
L’image d’une femme puissante et indépendante
Le tour de force de Mickalene Thomas réside certainement dans le fait que cette esthétique qui aurait pu paraître vintage, ou surannée, est aujourd’hui devenue un canon de beauté alternatif. Les collages déconstruits et strassés semblent désormais faire consensus lorsqu’il s’agit de donner l’image d’une femme puissante et indépendante.
En témoigne la réappropriation, consciente ou non, de ce code de représentation par Juergen Teller lorsqu’il shoote Rihanna en couverture du Vogue Paris en juillet 2018. Lors du vernissage, l’artiste tient cependant à se distancier de cet autre versant de sa pratique, celui des images pop et glossy.
Ici, dans l’espace de la galerie, nous sommes dans un espace de contemplation. Mickalene Thomas exige que l’on prenne le temps d’accorder l’attention qu’il se doit à ces femmes, à prendre conscience de leur présence en des lieux qui, la plupart du temps, les nient – au printemps dernier, Mickalene Thomas a participé à l’exposition révolutionnaire Le Modèle noir au musée d’Orsay, qui visait à rendre un nom et une identité à ces modèles invisibles peuplant pourtant les plus grands tableaux de l’histoire de l’art classique.
L’artiste nous offre les conditions idéales pour répondre à son exigence : au centre de la pièce se trouve une installation semblant tout droit sortie des tableaux. Soit un recoin agrémenté d’ottomanes recouvertes de tapisseries et de plantes vertes, où l’on trouve même des piles de livres en français et en anglais de grands titres de la littérature féministe et décoloniale : bell hooks, Maya Angelou, Roxane Gay, Zadie Smith. Ici, l’histoire de l’art est inclusive et plurielle, peuplée de pop-stars et de pin-up, d’odalisques et d’écrivaines qui, en réalité, sont certainement toutes sœurs.
Jet : beautés du mois Jusqu’au 16 novembre, Galerie Nathalie Obadia, Paris
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