La Maison Rouge présente une exposition peuplée d’œuvres à la lisière entre l’art et le sacré. Objets rituels, œuvres sacrées ou encore productions d’art brut, ce sont des objets aux origines très variées qui sont réunis pour leur consonance magique ou spirituelle.
L’irrationnel et l’irreprésentable peuvent-ils se glisser dans un objet ? L’œuvre d’art et l’objet sacré ou rituel se rejoignent-ils dans un pouvoir magnétique commun ? À mille lieues des débats théoriques et conceptuels sur l’art contemporain, la Maison Rouge dévoile des artistes inclassables dont la pratique propose une manière irrationnelle d’envisager le monde. Si la tendance contemporaine tend à faire de l’artiste un faiseur de discours plus qu’un faiseur de rêves, l’exposition Inextricabilia, enchevêtrements magiques prouve que l’art peut avant tout être spontané, mystérieux et profondément sensitif.
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L’informe et le sacré
Fils, fibres, ficelles, liens… Autant de ramifications qui se rejoignent et s’entremêlent pour accoucher d’œuvres protéiformes et indémêlables. Les premières œuvres exposées nous indiquent que le parcours à suivre mène vers des chemins occultes et inextricables : deux masques, l’un de Louise Bourgeois, l’autre de Michel Nedjar, dressent leurs faces grimaçantes faites de bouts de tissus. Le masque de Louise Bourgeois ressemble à une étrange chirurgie réparatrice : l’artiste a greffé des morceaux de tissus couleur chair pour reconstituer une figure. Panser, soigner la chair ? Le masque de Michel Nedjar quant à lui est noirâtre; on lui est passé dessus, les coutures qui joignent les bouts de tissu sont à vif. L’éclairage en hauteur plonge sur cette figure fangeuse un rayon lumineux quasi christique, conférant ainsi une aura mystique au masque. De l’informe naît alors une puissance nouvelle qui place la figure dans une dualité délicieuse entre effroi et sacré. Au sens large un objet sacré désigne tout qui s’oppose aux choses ordinaires et matérielles, aux objets et aux espaces du monde sensible : c’est le terrain que propose d’explorer l’exposition, en s’intéressant aux phénomènes qui gravitent à la périphérie du monde normal, à cet ailleurs qui peut être synonyme de dévotion ou de peur.
La salle suivante dévoile deux vidéos de Pascal Tassini dans lesquelles l’artiste a filmé des lieux de prières où l’irrationnel a une place de premier choix. La maison de Marie à Éphèse est un lieu de prière catholique fréquenté par des musulmans : il y a une étonnante fusion des religions autour d’un même objet de dévotion, la vierge Marie. Une des vidéos montre un étonnant rituel où des centaines de femmes, venues prier à cause de leurs difficultés à enfanter, marchent jusqu’à la Vierge en déroulant des kilomètres de fils colorés. Au-delà de la dimension religieuse, ces fils entrelacés sont une très belle métaphore de la fécondité et témoignent de la quête et des désirs de ces femmes. Pascal Tassini a recueilli ces fils et les expose en une masse fourmillante et colorée qui s’étale sur plusieurs mètres. Il s’agit pour l’artiste non pas de montrer un objet sacré, mais un objet-réceptacle difficilement qualifiable, informe, dont les croyances et le pouvoir symbolique dépassent son statut matériel premier.
L’entoilement magique
Les objets de Judith Scott sont aussi des agrégats de fils enroulés et emmêlés dont émane une nimbe magique. L’artiste enroule des objets de tonnes de fils, de telle sorte qu’il est impossible de distinguer ce qui se cache sous cette marée de tissu. Cet entoilement est pour l’artiste une sorte de rituel comme en parle avec une grande poésie Didi-Huberman à propos de l’œuvre de Simon Hantaï dans son livre l’Étoilement: Conversation avec Hantaï. Ce-dernier triture, défait et reconstruit la toile en faisant des nœuds qu’il peint et dénoue ensuite : il accouche une œuvre dont le mystère se trouve dans les failles, les fentes de la toile.
Les objets de Judith Scott trouvent aussi leur tonalité magique dans les parties obscures logées entre les fils et l’objet emballé : c’est une façon à la fois de dissimuler une forme mais d’en suggérer cent autres. Sans titre, les œuvres de Scott ne dévoilent pas l’identité de l’objet caché : certains font penser à des instruments de musiques, d’autres à un corps assoupi et l’un d’eux à un homme la tête renversé rappelant un Christ en piéta. C’est le mystère du voile : que se cache-t-il derrière cette opacité de tissu ?
Dissimuler pour dévoiler des possibles qu’un objet directement visible ne permettrait pas d’imaginer. Ces objets fonctionnent comme des ancres entre l’ici-bas et l’au-delà qui permettent de ressentir et de figurer une irrationalité impalpable. Il y a cette idée que les objets modifiés de Judith Scoot défient l’espace-temps qui les encadre : « Le spectateur est invité à être traversé par ces fleuves magiques que sont ces œuvres », remarque Lucienne Peiry, commissaire de l’exposition.
Représenter l’irreprésentable
De la même façon en passant devant les autres œuvres exposées, on a envie de toucher, de démêler ces objets encombrées de couches de matière. D’autres œuvres aux sonorités magiques apparaissent dans l’exposition : on rencontre les petites mosaïques de tissus de Rosa Zharkikh, aux couleurs kitsch rappelant la préciosité des icônes russes et l’onirisme débordant des peintures de Chagall mais aussi les broderies glauques de Jeanne Tripier où fils de tissus et mèches de cheveux noirs se noient dans une dentelle cauchemardesque. Ces œuvres sont suivies, dans un amusant parallèle, par de magnifiques reliquaires du XVI siècle, tout en préciosité baroque et en détails minutieux.
En continuant le parcours on lève le nez vers les structures faites de branches, de laine et de rafia de Heide de Bruyne, posées sur le mur. Sortes de nids colorés aux tentures rouges ou bleues rappelant les voiles d’un bateau, ces chimères de bois et de laine flottent dans l’exposition, rappelant qu’une oeuvre d’art est mobile, fluctuante, à l’opposé d’un objet figé et monosémique. Une installation de Louise Bourgeois, Arch of Hysteria, flotte également dans les airs, faisant échos au masque couleur chair à l’entrée de l’exposition. Agrégat minutieux de morceaux de tissus, un corps de femme se tord dans une convulsion hystérique : un équilibre terrifiant entre une souffrance de l’esprit, figuré par cette élévation du corps, et une souffrance physique réelle. L’éclairage projette l’ombre de la silhouette derrière la sculpture, marquant une dépossession et une désincarnation du corps féminin.
Envelopper un corps : lange et linceul
Dans la dernière salle sont épinglées au mur les inquiétantes poupées de Michel Nejdar. Faites de vieux bouts de tissus noirâtres, l’artiste les plonge dans un bain rituel fait de sang, de couleurs et de terre. Leur face moisissante et réduite rappelle les poupées vaudous mais sans l’aspect satanique. Les poupées de Michel Nejdar sont profondément humaines : elles sont imprégnés d’une histoire, d’un vécu traumatique qui leur confère cette beauté dans la souffrance.
« Je ne créais pas, j’exhumais les poupées », explique l’artiste. Traumatisé par Nuit et Brouillard, film sur l’holocauste qui « l’a foutu en l’air », lui rappelant le passé tragique de sa judéité, Michel Nejdar expulse les fantômes qui le hante à travers cette reconstitution d’ersatz de corps putréfiés. « Faire surface, pour respirer. La poupée m’a sauvé », raconte-t-il.
« Le tissu, les fibres entrelacés, c’est quelque chose qui nous lie aux deux extrémités de notre existence. Une des premières expériences du nouveau né est le tissu, qui se retrouve à la fin de la vie avec le linceul », explique Lucienne Peiry, commissaire de l’exposition.
C’est une des constantes que l’on retrouve dans bon nombre des objets exposés : tout comme les poupées de Michel Nejdar, enrubanner un objet dévoile la volonté d’envelopper un corps. Panser un corps souffrant, protéger le corps de sa putréfaction intrinsèque ou encore appréhender le mystère de l’incarnation. Le fil, s’il se fait matière foisonnante et peut sembler infini, reste un objet fragile avec deux extrémités qui délimitent un début et une fin. L’acte d’envelopper n’est-il pas un geste de conservation et de survivance du corps, qui, embaumé dans cet onguent de matière, échappe à sa finitude et rejoint une forme d’intemporalité ?
Inextricabilia, enchevêtrements magiques à la Maison Rouge, jusqu’au 17 septembre
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