A travers cet entretien, Jean-Michel Basquiat évoque son enfance, sa découverte de la peinture, ses années de galère, SAMO©, le marché de l’art ou le racisme auquel, malgré le succès, il est alors toujours confronté… Un document exceptionnel devenu l’ossature du documentaire « The Radiant Child ». A l’occasion de l’exposition à la Fondation Louis-Vuitton et de la sortie du livre chez Taschen, replongeons dans cette interview culte.
La scène se déroule à l’Ermitage Hotel, Beverly Hills, en 1986. Jean-Michel Basquiat se prête à un entretien filmé par son amie réalisatrice Tamra Davis, accompagnée de Becky Johnston.
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Quel genre d’enfant étais-tu ?
Jean-Michel Basquiat – Quel genre d’enfant j’étais ? Je déteste ce genre de questions.
Quel genre de choses faisais-tu ? Avais-tu beaucoup d’amis ou bien étais-tu solitaire ? As-tu commencé à peindre quand tu étais très jeune ? Étais-tu rebelle ? Un gamin à problèmes ? Tu sais, ce genre de questions…
Je ne peux pas me contenter de donner une seule définition.
Je sais. Je veux que tu entres dans cet entretien. Si tu commences par là, on pourra développer tes réponses et avancer… Tu as des frères et sœurs ? Tu étais enfant unique, n’est-ce pas ?
Non, j’ai deux sœurs.
Oh, vraiment ?
Je crois que j’étais un gamin plutôt naïf.
Que veux-tu dire par “naïf” ? Tu pensais que si tu voulais vraiment quelque chose tu finirais par l’obtenir ?
Je ne pense pas que j’étais tellement ancré dans la réalité.
Mais c’est le cas de la plupart des gamins. Ce n’est pas inhabituel.
Tu sais, je n’étais pas un sale gosse, pas un fauteur de troubles, je n’ai simplement jamais beaucoup participé à l’école.
Es-tu plus jeune ou plus vieux que tes sœurs ?
Plus vieux. Je suis le grand frère.
Es-tu le mouton noir de la famille ?
Eh bien, je l’étais jusqu’à ce que je commence à faire les choses correctement.
Quel est le premier et plus vif souvenir de ton enfance ?
Probablement avoir été renversé par une voiture.
Comment est-ce arrivé ?
J’étais en train de jouer dans la rue.
Quel âge avais-tu ?
J’avais 7 ou 8 ans.
As-tu pensé que c’était fini ?
C’était comme dans un rêve. Exactement comme dans un film, lorsque les images défilent au ralenti. Lorsqu’une voiture vous fonce dessus, ça ressemble à ça.
C’était donc un accident grave ?Oui, on m’a opéré de l’estomac, le grand jeu.
On raconte que tu possèdes une mémoire incroyable. Tu te souviens de détails spécifiques concernant des choses qui se sont déroulées durant ton enfance ou bien as-tu oublié tout ça ?
Je crois que je me souviens à peu près de tout. L’épisode avec la voiture, ce n’est pas le premier souvenir, mais probablement le plus vif que je possède.
Quand as-tu commencé à peindre ou à dessiner ? Quand as-tu réalisé que c’était quelque chose que tu aimais vraiment faire ?
D’aussi loin que je me souvienne… Je me rappelle ma mère dessinant des trucs tirés de la Bible.
Vraiment ?
Comme Samson terrassé, détruisant le Temple, des trucs dans le genre.
C’était une artiste douée ?
Pas mal. Plutôt bonne.
Tu as donc commencé à faire tes propres dessins ?
Je crois que je voulais devenir cartoonist quand j’étais plus jeune, mais j’ai changé pour la peinture vers mes 15 ans.
Quand tu avais 12 ans, qu’imaginais-tu faire à l’âge qui est le tien aujourd’hui ?
A cet âge, je ne pensais jamais au travail que je ferais plus tard. C’est ce que je veux dire par “naïf”. Je n’ai jamais pensé à ce que j’allais faire pour gagner de l’argent ou des trucs dans le genre – je n’y pensais pas…
Quel genre d’élève étais-tu ? Qu’aimais-tu apprendre ?
L’anglais et l’Histoire. Je n’ai pas du tout participé à l’école ; je me contentais de dessiner derrière mon pupitre.
Avais-tu des amis ou étais-tu solitaire ?
D’habitude, les gamins qui n’avaient pas d’amis, j’étais ami avec eux.
https://vimeo.com/217883123
Tamra Davis parlant de Jean-Michel Basquiat, filmé par Jon Hart
J’ai lu quelque part quelque chose que tu as raconté : durant ton adolescence, tu aurais passé beaucoup de temps dans un parc à prendre des acides.
Ouais, je n’aurais jamais dû raconter ça à un journal parce que ça a l’air horrible. J’aurais dû mentir et raconter quelque chose d’autre. Je ne crois pas que ce soit une bonne chose d’être honnête durant une interview, je pense qu’il est préférable de mentir.
Pour toi, t’asseoir sur un banc public et gober des acides, c’était une bonne idée ?
J’avais juste pris en exemple les mauvaises personnes, c’est ce qui s’est passé, j’imagine.
Et peu après ça tu as commencé SAMO© ?
C’était après être revenu chez moi et avoir recommencé à aller à l’école.
Peux-tu retracer cette chronologie ? Tu es parti de chez toi, puis tu es revenu et tu as commencé SAMO© ?
C’est la pire période de ma vie, tu sais…
Peux-tu expliquer ce qu’est SAMO© ?
C’était une sorte de truc de lycée, en fait. Du graffiti de lycée.
Mais c’était totalement génial. Je me souviens de la première fois où je suis allée à New York : la moitié des murs de Downtown étaient recouverts du graff SAMO©. C’était cryptique. Politique. Drôle. Et c’était toujours signé SAMO©. Lors de ma première année à New York, tout le monde essayait de savoir qui était SAMO©. Et il s’est avéré que c’était Jean- Michel. SAMO© était comme un alias ?
Ouais.
Que signifie SAMO© ?
Une sorte de produit…
Au début, tu faisais ça avec un autre gars ?
Ouais, un ami du lycée, Al Diaz.
Quel âge aviez-vous à cette époque ? 16 ans ?
17 ans.
Savais-tu à cette époque que tu allais arrêter le graffiti pour commencer à peindre sur toile ? Avais-tu déjà l’idée de t’attaquer au circuit des galeries ?
J’étais plus intéressé par l’idée de m’attaquer au circuit des galeries. Je ne pensais pas à peindre. Je pensais plutôt à m’amuser des peintures qui s’y trouvaient. L’art était principalement minimal quand j’ai commencé et ça me gênait. Je pensais que ça divisait les gens. Je pensais que ça écartait de l’art la plupart des gens.
Parce que c’était trop théorique…
Oui, ça semblait très universitaire.
Quelle est l’oeuvre d’art que tu te souviens avoir vue et qui t’a fait forte impression ?
Regarder Guernica était ce que je préférais quand j’étais gamin. J’adorais Rauschenberg quand je vivais dans le Lower East Side.
Avais-tu des idoles dans (ou en dehors) le monde de l’art ?
Surtout Rauschenberg et Warhol.
Donc tu faisais SAMO©, tu vivais à New York et tu étais complètement fauché, c’est ça ?
Oui, je vivais… d’un endroit à un autre.
Reportage sur le graffiti avec Patti Astor, Fab 5 Freddy, Jean-Michel Basquiat
Comment survivais-tu ?
Je survivais, c’est tout. On arrive toujours à survivre quand il le faut, je crois.
Mais as-tu jamais eu un emploi à mi-temps ? Comment gagnais-tu de l’argent pour vivre ?
Je cherchais de l’argent sur le sol du Mudd Club avec Hal Ludacer. La plupart du temps, on en trouvait !
J’ai entendu ces histoires selon lesquelles tu as survécu à la rue grâce à tes différentes petites amies. Est-ce vrai ? Est-ce que grâce à elles tu as toujours eu un lieu où dormir ?
Quelque chose comme ça, oui.
Tu peignais sur les objets que tu trouvais : tu ne pouvais pas te permettre d’acheter des toiles et du matériel pour peindre…
Non. La première peinture que j’ai faite, c’était sur une fenêtre que j’avais trouvée dans la rue. J’ai utilisé l’armature comme cadre et peint directement sur le verre ; ou bien je peignais sur des portes que je trouvais dans la rue. Ensuite, j’ai pu acheter des toiles. Je vivais avec Suzanne Mallouk à cette époque et je venais juste de terminer cet horrible film avec Glenn O’Brien et Edo Bertoglio (Downtown 81 – ndlr).
Qu’avait-il de si horrible ?
On s’est servi de moi.
Tu jouais dedans ?
Oui, j’étais la star du film.
En gros, il joue son propre rôle et traverse tout Downtown depuis le Mudd Club jusqu’à Danceteria. Tu n’emmènes pas Debbie Harry à un moment dans un loft ?
Elle jouait une clocharde : je l’embrassais et elle se transformait en princesse de conte de fées.
Le film présente tous les acteurs de la scène artistique et musicale de Downtown et Jean-Michel faisait le guide – c’était bien avant qu’il n’ait du succès. Tu as déjà vu ce film ?
Je ne l’ai jamais vu. Ils m’ont écarté des rushes, parce qu’ils ont pensé que si je les voyais je ne continuerais pas.
Eh bien, ça devait vouloir dire que tu étais vraiment très bon ! Qui fut la première personne à te donner un coup de main professionnel ?
Diego m’a offert ma première exposition, Diego Cortez.
C’était New York/New Wave à P.S.1 ?
Oui, c’était ma première expo. La première personne qui ait acheté une de mes toiles, je pense que c’était Paula (Greif – ndlr).
Avant que tu aies un agent, tu vendais donc toi-même ton
travail ?
Je vendais des cartes postales photocopiées pour 1 dollar.
Tu peignais aussi sur papier et tu les vendais chez Patricia
Field…
Oui.
Donc, après l’expo collective à P.S.1, Diego a organisé une
grande expo pour présenter ton travail ?
En Italie. Je vivais à l’époque chez Wendy (Whitelaw – ndlr) : elle était à deux doigts de me jeter dehors quand Diego m’a proposé cette expo, ce qui était vraiment génial !
Donc tu as fait cette expo en Italie, et c’est là que des collectionneurs comme Geldzahler et Bischofberger t’ont repéré…
Non, Bischofberger avait vu l’expo à P.S.1, mais ne l’avait pas aimée.
Quelle a été ta première réaction lorsque tu as vendu ton travail et que tu as gagné un peu d’argent ?
Je ne sais pas. Un peu de suffisance, j’imagine. Une énorme confiance. J’étais juste heureux d’avoir réussi ça et d’avoir obtenu ce que je voulais. J’ai senti que j’avais raison. Je me sentais heureux d’avoir accompli ça et d’avoir connu ces moments difficiles.
Quand tu as commencé à être célèbre et que les gens se sont mis à parler de ton travail, ils ont aussi beaucoup parlé de toi. Je pense en particulier à cet article signé Kay Larson dans le Village Voice publié après ton expo chez Larry Gagosian il y a deux ans.
La plupart des critiques que j’ai reçues ont plus été des critiques ayant trait à ma…
… Personnalité ?
Oui, plus qu’à mon travail.
Comment réagis-tu à cela ?
Ce sont juste des racistes, la plupart de ces gens racontent que mon père était comptable pour une chaîne de fast-food. Ils insistent sur le graffiti, alors que je ne me considère pas comme un graffeur. Ils ont cette image de moi : un sauvage, un homme singe… Mais qu’importe ce qu’ils pensent.
Bande-annonce de Jean-Michel Basquiat : The Radiant Child (Tamra Davis, 2010)
Il semble que, de tous les peintres aujourd’hui, tu sois celui qui est constamment désigné comme un enfant terrible.
En même temps, j’adore qu’ils pensent que je suis un voyou. Je trouve ça génial.
Compare le genre d’articles que tu reçois à ceux de Julian Schnabel ou de David Salle…
Ils attaquent aussi la personnalité de Julian, parfois. Mais d’ordinaire ils parlent de son travail et de ses références parce que lui contrôle ses interviews.
Quelqu’un a-t-il jamais écrit un article sur ton travail que tu aies trouvé juste ?
Probablement Robert Farris Thompson, qui a écrit ce qu’il y a de mieux –c’est l’auteur de Flash of the Spirit, qui est l’un des meilleurs livres que j’aie jamais lus sur l’art africain.
Et il a écrit un article sur toi à quelle occasion ?
Lors de mon expo à la galerie Mary Boone.
Te plains-tu toujours de devoir décrire ton travail ?
Je ne sais jamais vraiment comment le décrire, parce que ce n’est pas toujours la même chose.
Si tu le faisais, cela pourrait réduire ou figer ton travail ? Tu te sentirais coincé ?
Ce serait comme demander à Miles Davis : “Comment sonne votre trompette ?” Je ne crois pas qu’il pourrait vraiment vous dire pourquoi il joue, pourquoi cette note à tel instant. Tu travailles avec des automatismes la plupart du temps…
As-tu une méthode de travail spécifique ? Y a-t-il des heures particulières auxquelles tu travailles ?
Je suis d’habitude face à la télévision. J’ai besoin d’avoir des sources autour de moi pour travailler.
Comme quoi ?
Des magazines, des livres…
Tu te fiches d’avoir des gens autour de toi quand tu travailles ?
J’ai découvert que je préfère travailler seul, plus que tout. J’ai eu beaucoup d’assistants autour de moi, et un jour, alors qu’ils ne pouvaient pas venir, j’ai été nettement plus productif.
Travailles-tu mieux tard le soir ?
N’importe quelle heure me convient.
Tu travailles tout le temps, tu ne fais jamais de pause ?
L’heure à laquelle je me lève est importante.
Quelle a été la plus longue période que tu as passée sans toucher un pinceau ou un crayon ?
Je prends toujours du papier avec moi quand je pars, j’essaie de produire le plus possible.
Quand tu regardes un film ou que tu lis un livre, trouves-tu de nouvelles idées que tu peux utiliser dans ta peinture ?
Oui.
Quelle musique aimes-tu ?
Je crois que le be-bop est ma musique préférée, mais je n’en écoute pas tout le temps. Et j’écoute de tout.
Quel genre de livres aimes-tu ?
N’importe quoi qui ait du sens… J’aime beaucoup Mark Twain.
Tu lisais William Burroughs lorsque tu étais ici la dernière fois.
J’allais dire Burroughs, mais j’ai l’air trop jeune pour ça. C’est mon auteur vivant préféré. Je pense qu’en terme de point de vue son travail est très proche de celui de Mark Twain.
Tu te vois toujours comme un naïf, tel que tu te décrivais enfant ?
Oui. Parce que j’ai toujours été embarrassé par le passé. C’est comme si je sentais que si j’en avais su davantage je n’aurais pas fait telle erreur…
Je dis “naïf” aussi par rapport à cette énorme pression liée à la compétition au sein de la scène artistique. Entretiens-tu toujours une distance avec elle afin de ne pas devenir cynique ? Parce que tu n’es pas du tout cynique.
Etre cynique à propos de ça n’a pas de sens. Ce serait comme être cynique à propos de soi-même. Car il s’agit juste de toi. Ça n’a rien à voir avec la scène. Je ne crois pas qu’un monde de l’art existe. Il existe quelques bons artistes et tout le reste est secondaire.
Que ferais-tu si tu ne peignais pas ?
Je dirigerais des films, idéalement.
Quel genre de films aimerais-tu faire ?
Des films dans lesquels chaque Noir serait dépeint comme membre de la race humaine. Et pas en étranger, pas en personnage négatif, pas en voleur ou en vendeur de drogue, etc. Juste des histoires qui soient vraies.
Il y a trois ou quatre ans, une vague artistique a surgi du Lower East Side : on a parlé de Black art, de graffiti art. Tu as affirmé : “Je ne suis pas un graffeur. Mon art n’a rien à voir avec le graffiti.” Pourquoi ?
Le graffiti comporte beaucoup de règles quant à ce que tu peux ou ne peux pas faire, et je pense qu’il est difficile de faire de l’art dans ces conditions.
Si tu observes ce qui s’est passé avec le graffiti art, ça a mené à une impasse.
C’est assez triste de voir ton travail “nettoyé” quand tu as 19 ans, c’est vraiment ce qu’il y a de pire.
Je voudrais davantage évoquer l’époque où tu étais dans la rue et où tu vivais dans un parc…
A nouveau, j’étais très, très naïf. Je suis parti de chez moi sans réfléchir à la façon dont j’allais survivre.
Tu avais quel âge ?
15 ans.
C’était à Brooklyn ou étais-tu déjà à Manhattan ?
Je suis allé au Washington Square Park.
Y as-tu rencontré des gens ou étais-tu complètement seul parce que trop bizarre ?
J’étais bizarre, oui.
Tu ressemblais à quoi à l’époque ?
Je me suis rasé la tête quand je suis parti de chez moi parce que j’ai pensé que ce serait un bon camouflage… Parce que les flics ne rechercheraient pas quelqu’un avec le crâne rasé. J’étais toujours en mouvement, du genre à me déplacer tout le temps.
Comment vivais-tu ? Comment dormais-tu ?
La première fois que je suis parti, j’ai atterri dans ce squat qui était essentiellement habité par des criminels. Après, j’ai traîné avec ces types et ils ont tabassé quelqu’un. Là, ça ne m’a plus semblé être un bon plan. J’ai quitté ce squat et suis allé vivre dans le parc. Je ne sais pas comment j’ai survécu. Je traînais durant des jours sans dormir…
Pensais-tu que tu allais vivre ainsi pour le restant de tes jours ou que tu rentrerais chez toi à un moment ?
J’étais déterminé à ne jamais rentrer chez moi.
Pensais-tu rester un clochard ?
Oui, quelque chose comme ça…
Quelle était alors ta vision du monde ?
Tu penses que tout le monde est riche. Tu vois des gens dans des restaurants et tu penses : “Ces sales putains de riches !”
Et tu les détestes, bien sûr.
Tu te dis : “Oh, pour trois dollars, je pourrais me payer un dîner.” Tu vois des gens dépenser 25 dollars. Toi, tu es amer et tu détestes tout le monde.
Ça explique pourquoi tu donnes autant d’argent aux clochards que tu croises dans la rue…
J’imagine, oui.
Extrait du documentaire Jean-Michel Basquiat – The Radiant Child (Tamra Davis, 2010)
Tu es revenu chez toi après ça, puis tu as commencé SAMO©.
Oui, je suis rentré chez moi à 17 ans et je suis retourné à l’école pour un temps – je n’ai jamais été diplômé. J’ai à nouveau déconné et je suis parti dans un délire “camping” et ne suis jamais rentré chez moi après ça.
Comment l’idée de SAMO© est-elle venue ? Toi et ton pote vous vous êtes assis et avez décidé que c’était le truc à faire ?
Non, c’était plutôt mon idée et j’ai proposé : “Faisons ça, écrivons ces phrases…”
Tu as inventé les phrases, les déclarations ?
Oui, les phrases et les formules, en gros, puis les gens autour de nous apportaient des variations.
Ces messages existent-ils toujours à New York ?
La plupart ont été effacés. Mes préférés, sinon tous, sont perdus.
J’ai un ami qui en a toujours un sur sa porte.
Ah oui ? Il y a des types qui arrachaient les supports sur lesquels ces phrases étaient écrites. Ils se sont mis à les refourguer quand j’ai commencé à vendre mes peintures.
Je me souviens de Steve Torton déclarant à propos de toi quelque chose de bizarre mais de vrai : “Tu sais, Jean-Michel est si cérébral, il vit tellement dans son monde que tu pourrais le mettre n’importe où, il s’en ficherait.” Ce n’est pas que tu sois inconscient de ton environnement, mais c’est comme si tu t’en moquais.
Je crois que je dois apprendre à ne pas travailler avec ce qui m’entoure, mais plutôt avec ce qui m’habite. Je ne devrais en aucun cas laisser ce qui est autour de moi affecter mon travail.
Pourquoi ça ? Je pense qu’il est fascinant de voir l’impact qu’un lieu peut avoir sur le travail d’un artiste.
Pas moi.
Sors-tu toujours autant à New York que par le passé ? Tu traînais beaucoup dans les clubs…
Rarement maintenant. Ce n’est plus comme avant.
C’était comment, avant ?
Les gens étaient plus intéressants.
Dans quel sens ? Je veux dire : ce sont toujours les mêmes qu’autrefois, alors pourquoi seraient-ils moins intéressants
aujourd’hui ?
Non, ce ne sont plus les mêmes, plus vraiment. Tu connais Eric Mitchell et John Lurie… Ce n’est plus du tout comme ça. Danny, Vicky…
Comment se fait-il que tu n’aies jamais fait de film super-8 quand le “nouveau cinéma” est arrivé et que tous ces gens en faisaient…
Je ne pouvais pas me le permettre.
Le désirais-tu ?
Non, je pensais plus à peindre à cette époque.
Pouvons-nous parler plus sérieusement de peinture ?
Non, je déteste parler de peinture !
Quel collectionneur possède le plus de toiles de toi ?
Probablement l’un de mes agents, Bruno Bischofberger… J’en sais si peu sur ma carrière, pour te dire la vérité. J’ignore qui possède quoi ou même combien ils ont payé pour les obtenir la plupart du temps.
Mais tu es célèbre pour avoir toi-même négocié tes contrats avec les galeries, ce qui est assez inhabituel, non ? J’avais l’impression que lorsque tu es allé chez Mary Boone tu as imposé tes règles : en refusant de lui donner l’exclusivité par exemple. Elle devait aussi t’acheter directement les toiles.
Oui, la plupart du temps je lui faisais acheter les toiles dès qu’elles étaient terminées.
Dans le monde de l’art, tu es perçu comme quelqu’un qui contrôle la vente de ses oeuvres. Quand tu prépares une exposition, montres-tu tes toiles à Mary Boone et c’est elle qui décide ou s’agit-il de ton choix ?
D’habitude, c’est elle.
Tu écoutes ?
D’ordinaire, elle aime des trucs qui rappellent mes anciens travaux – les agents apprécient les toiles les plus prévisibles. J’ai fait plusieurs portraits l’an passé et ils les ont détestés ! Mais les artistes les aiment.
Les artistes dont tu as réalisé les portraits ?
Non, les artistes qui ont vu les toiles. Je ne m’inspire pas du travail des autres artistes, mais principalement de l’art des enfants.
Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat – 1986
Et Andy Warhol ? Tu as réalisé toute une série d’oeuvres avec lui.
Oui, on a travaillé ensemble durant une année sur environ… un million de peintures !
Comment avez-vous collaboré ?
Il commençait la plupart des peintures. Il intégrait un motif très concret ou reconnaissable, comme un titre de presse ou un logo de produit commercial, puis je barbouillais tout ça et essayais de le faire travailler un peu plus. J’essayais de lui faire faire au moins deux choses ! Il aime bien faire juste une chospuis me laisser terminer tout le travail.
Aviez-vous des règles, comme par exemple ne pas peindre par-dessus ce que l’autre avait fait ?
Non, pas du tout, on peignait par-dessus nos trucs respectifs
tout le temps.
Etait-ce la première fois que tu entamais une collaboration ?
Oui, la première fois.
Vous avez fait quelque chose avec Warhol et Francesco Clemente avant ça ?
Absolument. Mais c’était un peu différent parce qu’on déplaçait sans arrêt les peintures d’un studio à un autre. Là, Andy et moi avons travaillé dans un seul et même lieu et sur les mêmes toiles.
Est-ce que Warhol est le seul artiste avec lequel tu envisages de collaborer ?
D’autres artistes m’ont proposé de collaborer depuis, mais je ne sais pas quoi faire à présent.
C’était comment de collaborer avec Andy Warhol ?
Eh bien, écouter ce qu’il avait à dire était probablement le plus amusant. Observer comment il procédait était probablement la partie la plus intéressante. Il est vraiment marrant. Il raconte beaucoup d’histoires drôles.
Parle-t-il beaucoup des autres artistes ou de l’art ?
Tout le temps, oui.
Quelles oeuvres possèdes-tu dans ta collection privée ?
Deux Warhol et un Picasso.
Lequel ?
Une huile de 1922. J’y ai investi tout mon argent pour être sûr de ne pas tout dépenser autrement.
Quoi d’autre ?
J’ai un Joseph Kosuth.
Une vieille pièce ?
Oui, de 1961. J’ai des photos de James Van Der Zee et un petit tableau de Keith Haring.
Vous échangiez des oeuvres ? Tu as donné quelque chose à Keith en échange de cette toile de lui ?
J’ai fait des échanges avec Andy. On faisait ça tout le temps : du coup, je possède quelques-unes de ses oeuvres.
Tu avais l’habitude de laisser des toiles dans les endroits où tu avais séjourné. Aujourd’hui, tu évites de le faire ?
Oui, sinon mes toiles se retrouvent aux enchères.
Oui, je connais ceux qui les ont vendues.
On dirait que tous les gens que je connais ont vendu mes oeuvres.
Si on te prédisait qu’il ne te reste plus que vingt-quatre heures à vivre, que ferais-tu ?
Je ne sais pas, j’irais me promener avec ma mère et ma fiancée, je pense.
Cet entretien, révisé et abrégé sur la base d’une transcription, est paru pour la première fois – en version anglaise originale – dans le catalogue publié par la Fondation Beyeler, Bâle, à l’occasion d’une rétrospective consacrée à Jean-Michel Basquiat présentée du 9 mai au 5 septembre 2010. Publié avec l’aimable autorisation de Tamra Davis et Becky Johnston.
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