Qui regarde qui, chez Janine Niépce ? En partenariat avec la galerie parisienne Polka, Quai de la photo présente une facette du travail de cette pionnière française du photojournalisme féministe et militant. Au programme de l’exposition “La Vie devant soi”, où ses images dialoguent avec celles de la jeune Franco-Britannique Emma Ball-Green, l’un de ses sujets de prédilection : la jeunesse.
Ça a commencé par l’insubmersible Martin Parr, bonne idée pour une péniche. Puis un focus sur la relève photographique basée à Paris et Bruxelles, à travers les travaux de six jeunes artistes, suivi d’un hommage à l’œuvre de Kate Barry. Un peu moins d’un an après son ouverture, le bien nommé Quai de la photo, centre d’art flottant au pied de la BNF, dans le XIIIe arrondissement de Paris, présente déjà sa quatrième exposition et peut se targuer d’aligner les grands noms.
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Le lieu peut pourtant surprendre. Malgré l’enseigne qui orne sa coque et les étagères bien achalandées de sa minuscule librairie, la photo ne semble pas, à première vue, être la plus grande affaire de ce bateau, pourvu d’un spacieux plateau ouvert dévolu aux boissons et à la restauration. C’est dans cet espace avec vue Seine, justement, que Quai de la photo accueille le premier volet de sa nouvelle exposition, pensée comme un dialogue entre deux photographes. Amarré à la Biennale de photographie du 13e, qui prend cette année pour thème “Enfance, adolescence et jeunesse”, le centre d’art abrite jusqu’au 27 mai ce diptyque nommé La Vie devant soi.
Emma Ball-Green, fragments d’une jeunesse libre
De plain-pied donc, quelques mètres au-dessus des flots, c’est le travail de la Franco-Britannique Emma Ball-Green (1996) qui nous accueille. La jeunesse qu’elle capte à Berlin, New York ou en Ukraine est souvent noctambule, parfois fêtarde, majoritairement féminine et toujours empreinte d’un halo de liberté. Malheureusement, l’espace offre peu de recul pour observer ses tirages rétroéclairés, il faut parfois déranger une tablée de convives ou un coworker esseulé pour atteindre les légendes et QR codes qui proposent une extension sonore des clichés. L’ensemble de l’installation laisse une impression plus décorative qu’une réelle mise en valeur du corpus de la jeune photographe. Dommage.
Il faut ensuite perdre un peu de hauteur – dépasser le bar, les tables, descendre une volée de marches, longer le curieux ponton intérieur d’où partent des croisières de poche sur le fleuve. Enfin, au niveau de l’eau, voilà la partie du bateau purement dévolue aux expositions temporaires. C’est un espace pas très grand, traversant, où court le long d’un mur l’objet de notre convoitise visuelle : le royaume des enfants, tel qu’immortalisé par Janine Niépce (1921-2007).
Dans l’univers de la photographe comme dans le roman de Gary auquel l’expo emprunte son beau titre, les enfants semblent à première vue livré·es à eux et elles-mêmes. Il y a peu ou pas d’adultes dans les scènes qu’elle saisit, ou alors ce sont des complices, conteur·ses de BD, partenaires de jeu. Niépce compose un monde où tous·tes retombent en enfance.
La photographe nous convie aussi bien sur les terres historiques de la famille Niépce, le village de Rully en Saône-et-Loire, que dans les parcs et sur les pavés parisiens, en passant par la Tchécoslovaquie – le cliché d’une espiègle jeunesse communiste, qui orne en grand format la cimaise introductive de l’exposition, rappelle la carrière de photojournaliste entamée en 1946 par Janine Niépce, première femme à rejoindre l’agence Rapho.
Photographe humaniste, Niépce n’en est pas moins grande technicienne
Et c’est peut-être cet œil de reporter dont elle use pour capter ces instants de vie et secrets partagés, où on semble toujours faire irruption au cœur d’une aventure, à mi-mouvement. Même les lieux chargés d’histoire, ces lieux d’adultes, sont comme investis par la république des enfants ; ainsi dans la cour du Grand Trianon, à Versailles, ou celle des Invalides, à Paris, c’est sur leurs jeux enfantins que se pose le regard de Janine Niépce.
Photographe humaniste, elle n’en est pas moins grande technicienne. Dans le tirage du Petit Garçon dans la cour des Invalides, où le bambin au galop ne semble en rien impressionné par l’immensité de cette étendue pavée déserte et légèrement angoissante, le travail sur les contrastes, l’ombre et la lumière, la profondeur de ses noirs en imposent.
Si Niépce la photojournaliste a la bougeotte, partage son temps entre Paris, Rully et les déplacements en reportage, ses images ne traduisent pas de dichotomie facile entre ville et campagne. À nouveau, à hauteur d’enfant, il s’opère une certaine abolition des classes, des espaces géographiques et temporels. Le noir et blanc apporte bien une patine mais il n’est pas si aisé de dater ce que l’on voit, hormis quelques indices glanés çà et là dans des coupes de cheveux, des tenues.
(En)jeux et sociétés secrètes des enfants
Ainsi ces quatre photos astucieusement accrochées ensemble, comme autant de portes d’entrées sur des imaginaires à sauvergarder : ici une petite fille armée d’un fusil, décidée à en découdre, là un garçon et sa coiffe de Natif Américain, perché sur les épaules d’un parent à la Fête de l’Huma ; un groupe de marmots agglutinés autour d’un loueur de bateaux près d’un bassin aux Tuileries ; et ces petits lecteurs de BD, penchés en grappe au-dessus des mêmes pages de journal (le grand remplacement des adultes, assurément).
Deux décennies séparent parfois ces clichés, pourtant c’est l’intemporalité qui prévaut dans ces mondes qu’ils déplient, traversés par la même magie minuscule, la même connivence avec la photographe. Ce n’est pas une marmaille indistincte mais des personnalités que la photographe nous donne à voir. En se mettant à leur niveau, immergée dans leur univers, elle leur offre un statut.
1955 ou 1978, les (en)jeux et les sociétés secrètes juvéniles sont les mêmes et qu’importe le lieu, l’époque ; le fil conducteur, c’est le regard qui les relie. Le regard de la photographe, et le regard des regardé·es : yeux dans les yeux, dans le vague, dans les rêves ou plantés dans l’objectif de l’appareil.
Au plus près des mouvements sociaux
Quelques mètres plus loin, dans la seconde partie des travaux de Niépce montrés à Quai de la photo, on trouve davantage de marqueurs temporels. Ses sujets vieillissent (un peu), ce sont des ados et des jeunes adultes qui s’inscrivent dans la marche du monde. Même dans l’intimité d’une chambre, la photographe s’attache à faire entrer dans le cadre les brochures informatives sur le sida aux pieds de sa jeune modèle. Nous sommes en 1989.
MLF, manifestations, cours d’éducation sexuelle : les décennies passant, l’œil résolument féministe de l’artiste est plus que jamais militant – il ne faut pas oublier que Niépce a travaillé pour le Planning familial et que, en sa qualité de reporter, elle s’est toujours attachée à couvrir les luttes des femmes et les mouvements pour les droits sociaux. Sur la photo qui a mis trop tardivement Niépce sur nos radars, lors d’une exposition collective de la galerie parisienne Polka, un groupe d’ouvrières belges organisent, en 1966, un piquet de grève pour réclamer l’égalité salariale avec leurs homologues masculins. Le cliché est inoubliable par la force et la détermination des sujets qu’il représente.
Et bien que le festival Visa pour l’image ait mis Janine Niépce à l’honneur dès 2000, on remerciera ainsi Polka pour cette grande découverte, ainsi qu’Hélène Jaeger-Defaix – petite-fille de l’artiste, qu’on devine sujet adolescente de quelques images vues à Quai de la photo – pour son entreprise de mise en valeur du précieux fonds photographique dont elle est la légataire.
En attendant qu’un centre d’art de grande dimension s’en empare et offre à Janine Niépce la rétrospective monographique qu’elle mérite, on pourra retrouver certaines de ses images à Houlgate à partir du 7 juin, à l’occasion du festival Les femmes s’exposent. Et pour les Parisien·nes et curieux·ses de passage, l’exposition à Quai de la photo, en entrée libre, est une porte d’entrée précieuse dans l’univers de cette reporter-photographe pionnière.
La Vie devant soi à Quai de la photo, Paris, jusqu’au 27 mai.
Les femmes s’exposent à Houlgate, du 7 juin au 1er septembre.
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