[Nos grandes séries – Isabelle Huppert] Lorsque la plasticienne rencontre la comédienne, c’est une forme d’autoportrait de l’une et de l’autre qui semble passer au révélateur.
C’est la rentrée et donc le retour de nos séries consacrées aux grandes figures qui ont accompagné notre histoire depuis des décennies. Après Houellebecq, Godard, Gossip, Miyazaki ou Almódovar, voici celle vouée à Isabelle Huppert, immense comédienne au registre inépuisable et dont l’aura artistique s’est étendue au fil des ans bien au-delà des planches et des salles obscures. A l’occasion de la sortie en salle de Frankie d’Ira Sachs où elle s’avère impériale, nous nous sommes plongés dans nos archives.
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Isabelle Huppert – Lors de notre première rencontre chez toi, j’ai été tout simplement subjuguée par la distorsion, la distance entre ce que tu es, ce que tu projettes dans la vie et ce que tu donnes à voir dans ton oeuvre. Ces incroyables transformations sont la base de ton travail, et dans un moindre degré du mien, et te rencontrer m’a confortée dans ma propre identité. Lorsque je t’ai vue, c’était comme une réponse à une question que je me pose parfois : dois-je faire un effort pour paraître autre chose que ce que je me sens être ? Plutôt vague, indéfinie, sans persona.
Cindy Sherman – Mon quotidien est comme une toile vierge. Mais, à travers mon travail, des choses jaillissent et prennent vie. On se trompe si on pense que je réalise des autoportraits. J’agis exactement comme un acteur, comme une actrice. Est-ce que tu vois certains de tes rôles comme des autoportraits ?
Isabelle Huppert – Mais je les vois tous comme des autoportraits ! (rires) C’est intéressant que nous ayons un sentiment opposé de ce point de vue. Moi, j’agis à travers un regard, celui du metteur en scène, et néanmoins j’ai l’impression de produire une image de moi. Toi, tu travailles seule, sur toi-même et sous ton propre regard. Peut-être plus à la manière d’un écrivain que comme une actrice. Mais tu insistes sur le fait que ce ne sont pas des autoportraits, que ce serait très réducteur d’envisager ton travail sous cet angle. Tu te projettes dans des fictions. C’est d’ailleurs très mystérieux la façon dont la fiction opère chez toi… Est-ce que tu pourrais travailler avec un autre modèle que toi-même ?
“Je n’aime pas donner des ordres, diriger. Je n’aime pas la place du metteur en scène qui doit dire aux acteurs ce qu’ils doivent faire” Cindy Sherman
Cindy Sherman – J’ai essayé dans les années 80, avec mon ex-mari, mes belles-filles, quelques amis, même avec un assistant. J’ai peut-être fait huit photos au total. Mais je n’étais pas à l’aise. Je ne voulais rien leur imposer. Je passais mon temps à leur demander s’ils n’avaient besoin de rien, à m’excuser de les faire attendre. Je n’aime pas donner des ordres, diriger. Je n’aime pas la place du metteur en scène qui doit dire aux acteurs ce qu’ils doivent faire. Je ne serais pas à l’aise dans ce rôle. Mais j’imagine que les acteurs y sont habitués…
Isabelle Huppert – Oui, c’est sans doute plus confortable de recevoir des ordres que d’en donner ! C’est toute la question de ce que tu es capable d’exiger de toi-même mais pas des autres. Ce pouvoir que toi tu exerces sur ta propre personne, tu n’as pas l’envie ni le devoir de l’exercer sur quelqu’un d’autre… Là où on ne voit dans ton travail que de la puissance, il y aurait donc aussi de la fragilité. C’est ce qui fait de toi une très grande artiste.
https://www.youtube.com/watch?v=tiszC33puc0
Retrouvez toutes les rencontres d’Isabelle Huppert…
… avec Les Inrockuptibles cette semaine pour Frankie d’Ira Sachs
… en toute intimité avec l’écrivaine Christine Angot
… avec l’immense et regretté Bruno Ganz
… conversant avec le cinéaste iranien Abbas Kiarostami
… en duo avec le chanteur auvergnat Jean-Louis Murat
Les Inrocks – Récemment, vous avez fait des photographies avec d’autres photographes, notamment de mode, comme Juergen Teller…
Cindy Sherman – C’était plus un jeu qu’un travail. La collaboration avec Juergen Teller a demandé trois jours de prises de vue. Je l’ai fait parce que je lui faisais confiance et parce qu’il a pris part à ces photos. Il est allé jusqu’aux extrêmes, il s’est rasé la tête, puis la barbe, il a franchi toutes les étapes pour entrer dans le personnage. C’était un processus mutuel dans lequel nous nous sommes tous deux pris au jeu, mais je ne le considère pas comme de l’art. C’était une collaboration de circonstance, pour la campagne de Marc Jacobs.
Quant à vous, Isabelle, vous avez fait des séries de photos avec d’innombrables photographes, d’Henri Cartier-Bresson à Roni Horn, de Richard Avedon à Nan Goldin… Vous en avez réuni une centaine dans une exposition et un livre. Quel est le statut de ces images ? Une collection de portraits de vous-même ?
Isabelle Huppert – Oui, mais j’espère avoir échappé à « l’histoire de ma vie » ou quelque chose de ce genre ! Ce sont les photographes qui sont à l’honneur. Et peut-être s’agit-il tout autant des autoportraits des photographes eux-mêmes. Chacun apparaît d’autant plus dans son style propre que le modèle est le même. J’étais heureuse de les rendre bien plus présents que je ne l’étais moi-même : j’étais moins révélée que révélateur.
Donc, pour vous, ce n’est pas une filmographie alternative…
Isabelle Huppert – Ce qui m’intéresse au fond, c’est le fait d’être moi, mais à travers le regard de quelqu’un d’autre. L’expérience avec Roni Horn était une exploration de ces multiples regards. Elle connaissait tous mes films. Elle avait loué un petit studio près du Panthéon, à Paris, et tous les matins elle plaçait les titres des films dans un chapeau et me faisait choisir un papier. Elle me demandait de rejouer le sentiment de chacun de ces films, Madame Bovary, La Dentellière, La Cérémonie, etc. Au début, ça me paraissait abstrait mais très vite j’ai retrouvé l’axe principal et unique qui définissait chacun de ces personnages. Cela donne cent vingt photos dont les variations sont infimes mais réelles.
(À Cindy Sherman) Quand as-tu pris conscience de cet incroyable pouvoir de transformation ? Dans ta jeunesse ?
Cindy Sherman – Oui. J’ai un cliché de moi avec une amie à l’âge de 12 ans, où nous sommes toutes deux habillées comme des petites vieilles. Je me souviens d’un jeu que nous appelions « costumes », pour lequel nous mettions les vieux vêtements de nos mères. Mais je n’étais pas intéressée par les rôles plutôt typiques pour les petites filles, comme la danseuse ou la mariée ou la princesse ou l’une de ces merveilleuses héroïnes. Je voulais être la sorcière, le monstre ou la vieille dame. À l’université, avant même de commencer à me constituer une galerie de personnages, je m’inventais des personnages dans ma chambre, à l’aide de maquillage, comme pour continuer ce jeu. J’étudiais la peinture et, sans savoir pourquoi, j’étais douée pour copier les choses, comme imiter les images des magazines et faire des collages à partir de ces images. J’étais douée pour imiter les personnages et imprimer les visages sur le mien.
Isabelle Huppert – Tu connais la comtesse de Castiglione, ce personnage étonnant du XIXe siècle qui se faisait prendre en photo dans des mises en scène incroyables ?
Cindy Sherman – Oui. J’en ai entendu parler pour la première fois il y a une dizaine d’années, mais pas avant. Ça a été une vraie surprise. En 2008, j’ai réalisé une série de photos inspirées d’une star d’un soap opera des années 80 qui conservait des portraits d’elle-même accrochés aux murs… Voilà quelqu’un qui avait vraiment besoin de se montrer au monde.
Vous avez aussi réalisé un film en 1997, Office Killer...
Cindy Sherman – C’était tout à fait différent. Je ne savais pas combien réaliser allait être difficile. Mais ce film très étrange est une extension de mon travail. C’est une pure fiction autour d’une femme qui tue des gens dans son sous-sol… Le personnage est joué par l’actrice Carol Kane. Je n’ai pas voulu le jouer, j’avais trop peur. Je pensais que la mise en scène serait déjà une préoccupation suffisante et je ne voulais pas m’en faire en plus pour mon jeu. Mais j’ai pensé refaire un film tout en poursuivant mon travail, en installant une caméra dans mon studio et en faisant des essais toute seule.
On pourrait voir votre oeuvre photographique comme une sorte de filmographie, via la succession de différents rôles et de transformations de vous-même…
Cindy Sherman – Oui, en effet. Même si je pratique les images fixes, d’une certaine façon je suis plus réactive aux images à l’intérieur du récit d’un film. Mais aussi à celles des magazines. Les gens se demandent toujours si j’imagine tout un récit. Mais lorsque je travaille, je n’ai pas d’histoire en tête. Il se peut que j’en découvre une au cours de mon travail. Soudainement, cela me rappelle un personnage très déprimé, qui a été quitté par son mari, mais cela ne dépasse jamais ce stade.
“Un film est pour moi une confrontation à moi-même. Je tiens à garder ce petit lien commun entre un personnage même très construit et ma personnalité” Isabelle Huppert
Isabelle Huppert – Tu n’as jamais fait de vidéos ?
Cindy Sherman – Non. Parce que je ne sais pas quel genre d’histoires je veux raconter. Je ne veux pas réfléchir à un récit. J’aime rester ambiguë et laisser l’histoire au spectateur.
Isabelle, aimez-vous vous déguiser ? Y a-t-il un plaisir particulier à utiliser des postiches ? Je pense notamment à 8 femmes…
Isabelle Huppert – Oui, mais la question est toujours de savoir jusqu’où on veut aller. Le lien, aussi ténu soit-il, entre soi et un personnage ne doit jamais être rompu. 8 femmes était comme un jeu. On est toujours tenté de changer son apparence physique, sa couleur de cheveux. À chaque film, j’y pense mais souvent j’y renonce. Les actrices américaines le font beaucoup plus que nous. L’artifice est davantage au coeur de la tradition de l’entertaining. Cette notion n’est pas sans rapport avec ton propre travail et ta façon de détourner les codes puissamment représentés de cette culture du spectacle.
Cindy Sherman, vous reconnaissez-vous dans ces questions ?
Cindy Sherman – De manière très différente, je dois moi aussi poser les limites de mon travail. Par exemple, à l’arrivée de la photo numérique, j’étais très résistante à cette idée, parce que je pensais que c’était la fin des contraintes. On peut faire ce qu’on veut avec Photoshop. J’ai emprunté un appareil photo numérique et, petit à petit, je me suis rendu compte que cette technique me libérait complètement. Je pouvais travailler jusqu’à minuit, tout voir au fur et à mesure sur l’ordinateur quand autrefois je ne tirais qu’une ou deux pellicules à la fois, puis il fallait me démaquiller, quitter le personnage, emmener le film au labo, attendre qu’il soit développé, pour rentrer chez moi et constater que tous les clichés étaient flous, qu’il fallait tout recommencer. C’est l’inconvénient de travailler seule… Maintenant, je suis entièrement convertie au numérique. Je ne pourrais plus utiliser la pellicule.
Isabelle, accepteriez-vous un film comme celui sur Margaret Thatcher avec Meryl Streep, où il s’agirait de devenir le sosie de quelqu’un ?
Isabelle Huppert – Un biopic ? Pourquoi pas, mais à titre d’expérience, et avec un très grand metteur en scène. En fait, je serais plutôt tentée de faire un biopic sur ma propre vie plutôt que sur celle d’une autre (rires). Certes, Meryl Streep fait un travail fantastique dans La Dame de fer. Mais même très réussi, ce type de performance paraît facilement un peu vain… Il y a de plus en plus de biopics. C’est vraiment une tendance. Comme si l’imaginaire pur était en panne.
De l’extérieur, on a le sentiment que vous, Cindy Sherman, vous vous effacez derrière votre travail. Pour vous, Isabelle, c’est complètement différent, vous êtes en situation d’hypervisibilité.
Isabelle Huppert – Ce n’est pas si différent ! Il y a beaucoup de situations dans lesquelles personne ne me remarque. Je reste très anonyme. Assez étrangement, être une actrice a toujours été pour moi un équilibre entre la célébrité et l’anonymat. Prenons l’exemple du tapis rouge, avec toute sa mythologie. C’est un moment qui me met vraiment mal à l’aise parce que je dois jouer mon propre rôle, mais c’est en même temps une fiction complète. C’est exactement l’inverse de ce que je veux être comme actrice : vue mais invisible.
Cindy Sherman – Tous ces gens qui crient ton nom, et toute cette lumière autour de toi, je ne pourrais pas. D’ailleurs, je n’aime pas non plus parler de moi, ni de mon travail, ni donner une conférence, parler en public, ou encore être filmée.
Le cinéma tient-il une place importante dans votre vie ? Regardez-vous beaucoup de films, et de quel type ?
Cindy Sherman – Tous types de film, mais généralement pas les blockbusters. Ceux-là sont bons pour les voyages en avion. Je préfère généralement les films à petits budgets. Récemment, j’ai regardé beaucoup de séries télé.
Il y a beaucoup de « desperate housewives » dans votre oeuvre…
Cindy Sherman – Pourtant je n’ai jamais regardé cette série-là… Mais il y a quelques séries trash vraiment bonnes, comme Mob Wives – sur des femmes mafieuses – ou RuPaul’s Drag Race, vous connaissez ? C’est une série sur un jeu de téléréalité avec des drag-queens et tous les défis ridicules qu’ils doivent relever pour gagner du maquillage gratuit à vie, par exemple.
Êtes-vous particulièrement intéressée par les drag-queens ?
Cindy Sherman – Pas plus que cela. J’aime l’aspect transformiste, l’idée de ces hommes qui deviennent des femmes. Parfois, dans mon travail, je me sens un peu comme eux, sauf que je me transforme en une femme complètement extravagante.
Isabelle Huppert – C’est très différent. La façon dont ton travail dénude tous les fils de l’identité va bien au-delà du genre, ou même du social. Ça touche plutôt aux bordures de l’humain. Les photos avec les prothèses sont vraiment parmi les choses les plus étranges que tu aies faites. Je me suis toujours demandé comment tu en étais arrivée là. C’est le genre d’images qu’on voit en rêve…
Cindy Sherman – C’est venu de façon organique au fil de mon travail. Je me demandais si je pouvais continuer à produire des photos intéressantes pour moi mais sans utiliser ma propre image. Alors je me suis effacée du champ et me suis remplacée par ces membres artificiels, ces membres de poupée, ces masques. Dans certains clichés, je suis encore présente, sous la forme d’un objet flou à l’arrière-plan ou d’un reflet dans le miroir. Et finalement, j’ai totalement quitté le champ. Mais c’était dur pour moi : lorsque je quitte la photo, cela devient presque une nature morte.
Entretien traduit par Émilie Mouquet
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