Décédée le 29 octobre dernier, l’historienne de l’art Linda Nochlin est l’une des grandes voix de l’histoire de l’art féministe. En 1971 paraît son article « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes femmes artistes ? », dont le retentissement sera immédiat. Retour sur les grands axes de sa pensée.
Plein de bonnes intentions, un éminent galeriste décide que sa prochaine exposition respectera la parité. Les pièces iconiques qui vont cartonner, il les a déjà en puisqu’il a l’habitude de travailler avec leurs auteurs ; ils sont brillants et ce sont des hommes. Trouver leurs équivalents dont le génie se conjugue au féminin ne devrait dès lors pas être si difficile. Or le galeriste a beau chercher, dès qu’il se met à prendre en compte le critère du genre, aucune œuvre d’artiste femme ne lui semble digne de figurer aux côtés des autres. D’où son étonnement aussi naïf que sincère : pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? Que cette anecdote ait pu se produire, on s’en doute aisément – peu importe l’époque ou le lieu, la crédibilité est maximale.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Pour être tout à fait exact, il faut cependant la replacer dans son contexte historique. Nous sommes en 1970, le galeriste s’appelle Richard D. Feigen et c’est à son amie Linda Nochlin qu’il pose la question. Historienne de l’art, celle-ci est spécialiste du Réalisme du 19e siècle, courant auquel elle a consacré une thèse, intitulée Le développement et la nature du Réalisme dans l’œuvre de Gustave Courbet, et deux livres de référence approfondissant le sujet. Le restant de la soirée, la question la hante. D’abord parce que la formulation induirait qu’il n’y a tout simplement pas de grandes femmes artistes. Et ensuite, parce que s’y fait jour une affirmation insidieuse : s’il n’y en a pas, c’est qu’il y aurait à cela un obstacle naturel ; que quelque chose clocherait ou manquerait à la psychologie fémininel. D’un jet, Linda Nochlin rédige alors un article de 4 000 mots qu’ARTnews publiera en Janvier 1971.
1971 : l’année où l’histoire de l’art féministe bascule
Son titre ? Cette question même (« Why Have There Been No Great Women Artists ?« ). Son postulat ? Depuis la Renaissance, depuis plus de 500 ans donc, le système structurel du monde de l’art, ses institutions et ses instances de validation, a empêché les femmes de concourir à pied égal avec leurs homologues masculins. En France, la traduction de l’article ne paraît qu’en 1993 (publié dans Femmes, art et pouvoir et autres essais) ; mais son retentissement, lui, est immédiat et planétaire. Il y a désormais un avant et un après dans l’histoire de l’art féministe et dans l’histoire de l’art tout court. Pourquoi était-ce si révolutionnaire, alors que l’article s’inscrivait après la libération sexuelle, à une époque où l’on commençait précisément à réhabiliter des figures jusqu’alors ignorées ou « mineures » ? Pour Linda Nochlin, précisément pour cette raison là.
« En essayant de répondre à la question, ils ne font que renforcer tacitement les implications négatives contenues », écrit-elle. « La première réaction de la féministe est de mordre à l’hameçon et de tenter de répondre à la question telle qu’elle est formulée : c’est-à-dire d’aller puiser dans le cours de l’histoire de l’art des exemples de femmes artistes de qualité ou insuffisamment reconnues (…) – en d’autres termes, se prêter à l’activité normale du chercheur spécialisé qui plaide la cause de son propre magistère mineur ou négligé. »
Légitimes parce qu’elles intensifient l’exactitude de la connaissance que nous avons de l’histoire des femmes et de l’art, ces tentatives ne répondent pas pour autant à la question. Tenter de reconnaître une forme de grandeur alternative à ces artistes ou d’identifier un style typiquement féminin reconduit en réalité un malentendu profond non pas tant de ce que pourrait être une essence féminine, mais avant tout de ce que doit être l’art tout court:
« l’idée naïve que l’art est l’expression directe et personnelle d’une expérience émotionnelle individuelle, une traduction en termes visuels de la vie privée. Ce n’est presque jamais le cas de l’art, et ce ne l’est absolument jamais du grand art ».
Le constat est inexorable : effectivement il n’y a jamais eu de grandes artistes femmes, et faire semblant du contraire en manipulant les faits historiques ou critiques n’y changera rien. Pas de Michelange, pas de Rembrandt, de Delacroix ou de Cézanne, ni de De Koonig ou de Warhol. Car l’injustice est plus profonde encore, découlant du système éducationnel et institutionnel du monde de l’art, de la vision du réel s’enracinant dans la tradition dominante, blanche, masculine et occidentale.
« Encourager une approche rationnelle, impersonnelle, sociologique et institutionnelle révèlerait toute la superstructure sur laquelle est basée la profession de l’histoire de l’art, construite sur des bases romantiques, élitistes, attachées à la glorification de l’individu et productrices de monographies ».
En conséquence, il est urgent de se débarrasser de la conception de l’art en tant qu’activité autonome et inspirée, influencée par les artistes du passé. A la place, le travail de refonte de la discipline doit commencer par considérer le travail de l’artiste comme intimement mêlé à une situation sociale et déterminé par un réseau d’écoles d’art, de systèmes de mécénat et de mythologies personnelles.
Féminisme, Réalisme, Orientalisme : pour une réhabilitation de la praxis
A notre tour, alors que l’on pensait avoir identifié Linda Nochlin comme l’une des grandes voix de l’histoire de l’art féministe, nous devons continuer à élargir notre approche. Eminente théoricienne du féminisme, elle l’est assurément. Mais cet article-étendard immédiatement porté aux nues a trop souvent été détaché de l’œuvre totale de cette qui fut à la fois critique, commissaire et enseignante. Que la voix qui s’élève seule et claire au dessus de la nuée provienne d’une universitaire dont les recherches portent sur le réalisme n’est en réalité guère surprenant. Lorsqu’elle entreprend ses recherches au milieu des années 1960, le Réalisme et le féminisme étaient tous deux exclus du champ de recherche sérieux – et de la visibilité tout court. Le Réalisme est tout ce contre quoi s’est construit le Modernisme, alors la doxa en vigueur. Il n’est pas seulement son envers : il est considéré comme lui étant inférieur.
« Le Réalisme a toujours été critiqué par ses adversaires pour son manque de sélectivité, son incapacité à extraire l’harmonie globale de relations plastiques de la plénitude brouillonne de l’expérience, comme s’il s’agissait de défauts plutôt que de la stratégie même du Réalisme », détaille-t-elle en 1973 dans un article de la revue Art in America.
Dans le sillage d’un brûlot sur la place des femmes, c’est alors toute la forteresse moderniste qui s’effrite. Du Réalisme, et de la figuration en général, Linda Nochlin retient l’attention portée aux détails, aux particularismes, à l’expérience ordinaire ou quotidienne, ainsi qu’aux contextes temporels, sociaux et locaux spécifiques. Un sens du concret qui génère une méthode procédant sur le mode de l’inclusion et de l’enrichissement plutôt que sur l’épuration et l’exclusion de l’abstraction.
« Dans les œuvres réalistes, les détails fonctionnent comme la figure de style du synecdoque, substituant une partie pour le tout, pas parce qu’ils entretiennent une relation de sens important au tout – au contraire – mais simplement parce qu’ils font partie des choses comme elles sont ».
En filigrane, on retrouve l’idée de la valorisation d’une forme d’art qui serait séparée et supérieure à la vie, se construisant sur l’ellipse des phénomènes sociaux concrets. On le voit : la question féministe est avant tout qu’un cheval de Troie pour forcer l’ouverture du canon Occidental.Toute position d’exclusion quelle qu’elle soit se révèle vitale pour déconstruire les normes tenues pour acquises ou naturelles. Ainsi, les objets d’étude de l’auteure, à savoir les femmes, le Réalisme, l’Orientalisme (elle appliquera les théories d’Edward Saïd à l’art) et la misère (à sa mort, elle finissait un projet de livre sur la représentation visuelle de la misère, à paraître en mars 2018) convergent sous l’effet d’une méthodologie de recherche elle aussi intuitive et empirique, guidé davantage par le « bricolage théorique » cher à Claude Levi-Strauss que par les grands schémas surplombants.
Où en est le féminisme en art ?
A sa mort dimanche 29 octobre, quel était l’état du monde de l’art ? De boîtes mails en boîtes mail, une lettre ouverte dénonçant le harcèlement sexuel dans le monde de l’art (#NOTSURPRISED) commençait à circuler, avant que son contenu et la liste des signataires, uniquement des femmes, soit officialisés le jour suivant. Simultanément, à Paris, les salles de Women House à la Monnaie de Paris ne désemplissaient pas, une exposition collective réactualisant l’initiative éponyme de Miriam Schapiro et Judy Chicago qui, en 1972, proposaient à vingt-cinq artistes femmes de déconstruire ensemble, par la réalisation d’un ensemble d’oeuvres, les codes de l’enfermement domestique forcé. Puis, ce matin 3 novembre, on apprenait que la fameuse Power List du magazine Art Review plaçait en tête des cent personnalités du monde de l’art l’artiste et théoricienne allemande Hito Steyerl, qui détrônait ainsi le curateur Hans-Ulrich Obrist.
Dans tout son foisonnement, rien dans le monde de l’art ne permet d’évaluer de manière définitive l’évolution de la situation. En revanche, certains signes peuvent être considérés comme des indices : deux de ces événements continuent de rassembler les individus en fonction d’un critère sexué – que des femmes, donc. Il ne paraît alors pas si déplacé de répéter, après Linda Nochlin, que la question féministe ne concerne pas que les femmes mais qu’elle est universelle, parce qu’elle porte en elle la revendication d’un art inclusif dépassant les dualismes, tous les dualismes. Que l’art féministe trouve sa valeur dans le fait qu’il ne s’agissait pas d’un style esthétique définissable mais de contenus connectés à des mouvements sociaux plus vastes, permettant de connecter l’intime au politique ; le contenu narratif à la recherche formelle ; le global au local. Qu’il s’agisse avant tout de pratiques plutôt que de contenus, d’un esprit anti-establishment plutôt que de la reconstruction d’un canon où le privilège est accordé aux uns plutôt qu’aux autres.
La conclusion de l’article de 1971 résonne encore avec la même force aujourd’hui :
« L’inégalité de départ est peut-être une excuse, mais ce n’est pas une position intellectuelle. Plutôt, en utilisant le point de vue de leur situation de dominées dans le champ de la grandeur, d’outsiders dans celui de l’idéologie dominante, les femme sont en mesure de révéler les faiblesses institutionnelles et intellectuelles en général et, en même temps qu’elles détruisent les fausses certitudes, participer à la création d’institutions qui, les idée claires, visant l’excellence, sont autant de défis ouvertes à tous, hommes ou femmes, assez courageux pour prendre le risque nécessaire, pour sauter à pieds joints dans l’inconnu ».
{"type":"Banniere-Basse"}