Les artistes contemporains semblent plus que jamais préoccupés par l’animal. Comment expliquer cet attrait ? Quels problèmes éthiques soulèvent la représentation animale ? Comment les artistes traitent-ils les animaux ? Entretien avec Giovanni Aloi, historien de l’art à la School of the Art Institute of Chicago et spécialiste de la représentation animale.
Le mois dernier, la vidéo « Printemps » de l’artiste Adel Abdessemed, mettant en scène des poulets en feu fait scandale. Les réseaux sociaux s’enflamment et poussent l’artiste à retirer sa vidéo de l’exposition que lui consacre actuellement le Musée d’art contemporain de Lyon. Que révèle selon vous cette controverse ?
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Giovanni Aloi – Ce n’est pas la première fois qu’Adel Abdessemed représente dans son travail des scènes de violence à l’égard d’animaux. En 2008, son oeuvre Don’t Trust Me, une boucle vidéo dans laquelle six animaux de la ferme sont exécutés par un coup de massue, provoque de nombreuses controverses. Pour ma part, le travail d’Abdessemed avec les animaux me pose deux problèmes. Le premier, c’est que son recours à la violence est essentiellement sadique et voyeuriste. Il exploite la violence pour attirer l’attention et déranger le spectateur. Le deuxième problème est qu’Adel Abdessemed persiste à utiliser les animaux comme des symboles d’autre chose. Selon l’artiste, les animaux tués dans Don’t Trust Me symbolisent la violence du développement économique de la Chine. En utilisant des animaux comme véhicules purement symboliques, Adel Abdessemed démontre une déconnexion substantielle avec la théorie contemporaine de l’art et de la philosophie et un manque total de sophistication.
Printemps apparaît ainsi comme un autre cri désespéré pour attirer l’attention. La projection en 2013 de cette vidéo au Qatar avait causé beaucoup de controverses sur les réseaux sociaux, mais cette dernière controverse en France était plus résonnante. Cela est peut-être dû au fait que les médias sociaux se sont considérablement développés depuis 2013.
Ce n’est pas la première fois qu’une forme de censure à l’égard d’oeuvres d’art mettant en scène des animaux a lieu. Par exemple, en septembre 2017, le musée Guggenheim à New York retire des oeuvres de l’artiste Huang Yong Ping.
Le Théâtre du Monde se compose d’une arène en cage dans laquelle les insectes, les serpents et les lézards s’affrontent jusqu’à la mort. Cette installation de Huang Yong Ping est destinée à nous dire que le monde est un endroit où le plus puissant l’emporte sur le plus faible. En plus de la mort inutile d’animaux, je me demande s’il s’agit vraiment d’un message que nous avons besoin d’entendre. Le problème avec ces deux artistes, Abdessemed et Yong Ping, est qu’ils reproduisent l’esprit des anciens Romains qui se rassemblaient au Colisée pour voir des humains dévorés par des animaux, ou des villageois médiévaux se rassemblant pour assister à des mises à mort. Abdessemed et Yong Ping produisent selon moi des oeuvres d’art régressives qui font appel au plus petit dénominateur commun de nos passés culturels, afin de fournir du divertissement sanglant, pas de l’art.
En ce qui concerne la censure, ce point est complexe. De manière générale, je suis contre la censure institutionnelle. Je remarque qu’aujourd’hui les musées sont trop concernés par la publicité et l’argent. Il en résulte des choix sensationnalistes qui finissent par se retourner contre eux. Le musée Guggenheim à New York a gravement endommagé sa réputation avec le scandale Huang Yong Ping.
L’art n’est plus considéré comme une sphère autonome. Nous accordons de plus en plus d’attention aux conditions de production des œuvres d’art. Pour autant, nous pouvons difficilement retirer une œuvre d’art d’un musée sous prétexte que les conditions de production ne sont pas tolérables aujourd’hui. Quelle est la limite?
Nous devons donc nous demander, comme vous le dites à juste titre, quelles sont les limites et qui les impose. Nous ne pouvons évidemment tolérer un viol ou un meurtre au nom de l’art. J’ai des collègues qui ne tolèrent pas la présence d’animaux dans la galerie, qu’ils soient vivants ou morts. Ils soutiennent qu’un espace de galerie n’est pas un endroit pour les animaux. Personnellement, cela ne me pose pas de problème, en tout cas tant que les animaux vivants n’ont pas souffert ou été tués spécialement pour l’exposition.
Les peintures de la Renaissance, que nous aimons tant, ont été les tombes de nombreux animaux, morts pour que ces oeuvres soient réalisées. Pour autant, personne ne manifeste devant le Louvre pour défendre ces animaux morts, car ces derniers ont été invisibilisés à travers ce processus. Dans l’art contemporain, nous sommes plus susceptibles de voir la mort et la souffrance. En 2008, des activistes ont manifesté à Venise devant une exposition qui présentait l’oeuvre Mother & Child, de Damien Hirst. Exposée déjà depuis plus de 20 ans, cette sculpture présente une vache et un veau coupés en deux et plongés dans des bassins de formol. Ces activistes ne devraient-ils pas manifester devant tous les McDonald’s du monde ? C’est là que la question des droits des animaux perd de sa pertinence. D’un point de vue éthique, pouvons-nous diaboliser l’art contemporain et toujours apprécier l’art classique ? Il faut trouver un terrain d’entente réaliste. En fin de compte, je pense que nous ne devrions pas montrer des œuvres d’art qui incitent à la violence et au sadisme. Artistes et institutions devraient-ils avoir le droit de montrer ce qu’ils veulent au nom de l’art ? C’est là que la notion d’art comme liberté devient problématique – liberté de faire quoi et pour qui ?
Je crois que nous assistons aujourd’hui à un tournant dans la façon dont les artistes représentent et utilisent les animaux. Comment cela se manifeste-il et comment l’expliquer ?
Oui, vous avez raison à ce sujet. C’est pourquoi l’approche d’Adel Abdessemed et de Huang Yong Ping est complètement dépassée : ils sont déconnectés des discours actuels de l’art classique et reproduisent des schémas patriarcaux. Le tournant du millénaire a vu un intérêt accru pour les animaux, et maintenant également pour les plantes, parce qu’il est évident que le problème entre nous et notre planète ne réside pas seulement dans notre incapacité à la garder propre : notre conception de la nature et notre rapport à la nature sont à la racine du problème. Nous nous sommes définis comme le contraire des animaux. La philosophie des Lumières a considéré les non-humains, animaux et plantes, comme des machines et niait leurs capacités cognitives. Cela nous a permis d’exploiter les ressources de la planète, sans aucun respect pour ce qui se trouvait sur notre chemin. C’est aussi pourquoi les philosophes contemporains comme Timothy Morton et Slavoj Zizeck soutiennent que nous devons oublier notre idée romantique de la nature, concept né d’une séparation entre nous et le reste de la planète.
Les nouvelles philosophies de l’Anthropocène témoignent que tout sur cette planète est interconnecté et que notre vie dépend strictement de la façon dont nous pouvons nous intégrer respectueusement avec d’autres êtres et écosystèmes non humains. Des artistes contemporains répondent à ces impératifs culturels. Conceptuellement, ils révèlent l’absurdité des systèmes de connaissance, discours et pratiques naturalisés anthropocentriques et patriarcales et proposent des alternatives. Sur le plan méthodologique, des artistes comme Jonathon Keats, Suzanne Anker, Diana Thater, Olafur Eliasson, Mark Dion, Marcus Coates, Carsten Holler, Brandon Ballengée et beaucoup d’autres repensent notre relation avec les non-humains. Céleste Boursier-Mougenot ou Pierre Huyghe, développent des collaborations avec les animaux afin d’établir un dialogue créatif qui remet en cause la conception classique de l’artiste démiurge et qui contrôle de bout en bout ses créations. Il s’agit de considérer les non-humains comme des agents actifs et non comme des objets.
Des artistes comme Cole Swanson et Nandipha Mntambo questionnent quant à eux, à travers la manipulation de peaux animales issues de la taxidermie, notre pouvoir sur les animaux. Recontextualiser et manipuler les peaux d’animaux préservées permet de générer de nouvelles formes symboliques, de reconsidérer les connaissances anthropocentriques et patriarcales dont nous avons hérité.
La tendance générale semble tourner autour d’une volonté de ralentir la consommation et la production, impliquant que la vitesse est l’un des facteurs ayant conduit à la situation climatique actuelle. L’art contemporain est un lieu pour expérimenter un rythme différent, dans l’espoir de transposer ce modèle à d’autres parcelles de nos existences.
Les animaux sont aussi plus présents dans l’art contemporain que par le passé. Comment pouvez-vous l’expliquer ?
Les raisons pour lesquelles les animaux ont fait surface dans l’art contemporain sont nombreuses. Dans son essai de 1980, Pourquoi regarder les animaux ?, John Berger fût l’un des premiers à identifier les animaux, non comme des symboles ou objets , mais comme des êtres, symptômes de notre incapacité à entrer en contact avec la nature. En 1997, Jacques Derrida s’est concentré sur les animaux dans sa conférence L’animal que donc je suis. Il aborde l’incapacité de la philosophie occidentale à voir, comprendre et parler des animaux. Ce fut un moment décisif.
Cet intérêt croissant pour la question animale coïncide également avec la dégradation environnementale. Les animaux ont commencé à occuper les galeries d’art en tant que témoins de nos mauvaises conduites envers eux et la nature en général.
Simultanément, le postmodernisme a nourri un profond intérêt pour la nouvelle matérialité et l’esthétique déstabilisatrice – que les animaux ont permis d’explorer. La naissance du bioart a ouvert le champs des possibilités. Plus récemment, l’édition 2013 de dOCUMENTA, organisée par Carolyn Christov-Bakargiev, a fermement inscrit l’importance des animaux et des plantes dans l’art contemporain. Le travail de Donna Haraway a également largement contribué à la visibilité de ces sujets dans l’art. Selon la liste ArtReview, des 100 personnes les plus puissantes de l’art de l’année dernière, Donna Haraway se place 3ème position. Ce sont des symptômes importants qui témoignent d’un changement dans l’art.
In fine, l’enjeu n’est pas tant de repenser nos relations seulement avec l’animal mais avec l’ensemble des non-humains, végétaux, bactéries…
Le domaine des études sur les animaux a commencé à prendre de l’ampleur au début des années 2000. Mais il est vite apparu que l’objet principal de leurs enquêtes était centré sur les animaux de compagnie, les animaux de ferme ou les primates. Plus récemment, la multiplication des études sur les plantes et des ethnographies multi-espèces nous offre l’opportunité de penser de manière plus holistique notre relation à la nature. Donc oui. En fin de compte, un seul accent sur les animaux, ou les relations homme-animal ne suffira pas à changer notre état d’esprit.
Propos recueillis par Julie Ackermann
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