Le Français Daniel Druet, sculpteur pour l’artiste, se revendique auteur exclusif de neuf œuvres conceptualisées par son commanditaire italien, et le poursuit en justice. Une affaire qui repose la question de qui fait œuvre d’art.
“Travailler est un sale métier.” Cette évidence, c’est Maurizio Cattelan qui l’énonce. En 1993, invité à la Biennale d’art de Venise, il y présente un projet portant ce titre. Lui, l’autodidacte, venu à l’art par effraction, ne se sera jamais senti à l’aise dans un milieu qui, à l’époque, entreprend son tournant financier, globalisé et spectacularisé.
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Alors convié, à 33 ans, dans l’une de ses manifestations emblématiques, il en exacerbe les rouages : l’espace qui lui a été attribué, il le loue à une agence de communication qui l’utilise pour sa campagne publicitaire. Plus tard au cours de la décennie, il continue de décliner les modalités d’un refus performatif de produire.
Parmi ses premiers gestes signatures, ses coups de pinceau ou de burin à lui, se trouvent l’évasion (en 1992, au Castello di Rivara, des draps de lit noués pendent hors de l’une des salles) ou le larcin (en 1996, pour Another Fucking Readymade, il cambriole une galerie et fait passer le contenu pour le sien).
D’une nonchalance farcesque, Maurizio Cattelan jouit d’un capital sympathie immédiat. C’est David contre Goliath, le gentleman-cambrioleur contre les gardien·nes du temple, l’outsider paresseux contre les détenteur·trices du capital économique, social et culturel. Pour lui, il s’agit d’“insuffler un peu de faiblesse dans un système obsédé par le succès et la réussite”, dira-t-il dans une interview publiée en 2003.
Jean-Paul II, Hitler et un cheval
Cet arrière-plan importe afin de prendre la mesure du procès intenté à Maurizio Cattelan par Daniel Druet, porté devant le tribunal judiciaire de Paris le 13 mai. Lorsque les deux hommes se rencontrent à la fin des années 1990, Daniel Druet est sculpteur au musée Grévin. De vingt ans son aîné, il réalise en plâtre, bronze ou cire des effigies de personnages célèbres, du général de Gaulle à Johnny Hallyday. Son affaire, c’est la fidélité parfaite à un modèle.
C’est cela, précisément, qui intéresse Cattelan lorsqu’il lui demande de produire, en cire, des personnages hyperréalistes selon un ensemble d’instructions ou de photographies qu’il lui envoie. Druet en réalise neuf, dont il réclame aujourd’hui la paternité exclusive.
Certains représentent l’artiste lui-même (sans titre, la plupart datant du début des années 2000), d’autres des sujets historiques (Jean-Paul II pour La Nona Ora en 1999 ou Hitler avec Him en 2001), qui tous figurent dans la rétrospective de Maurizio Cattelan, Not Afraid of Love, en 2016, à la Monnaie de Paris, à qui Daniel Druet réclame, au même titre qu’à l’artiste et à la galerie Perrotin, plus de 5 millions d’euros “pour avoir porté atteinte au droit, au nom et à [sa] qualité d’auteur”.
Auparavant, Cattelan avait déjà embauché des dessinateur·trices de portrait-robot de la police judiciaire (Il Super-Noi, 1993) ou des taxidermistes (le cheval de Novecento, en 1997, ou les pigeons de Others, 2011, récemment juchés sur un balcon de la Bourse de Commerce).
Au début de sa carrière, il incarnait encore la maxime situationniste : “Ne travaillez jamais !” Mais lorsque la production d’œuvres dans l’espace intègre son vocabulaire, le propos change sensiblement : il reflète le monde du travail qu’il exacerbe en le déplaçant à l’intérieur de l’écosystème de l’art.
En cela, il attribue à l’artiste une position comparable à un·e professionnel·le de l’économie post-fordiste, caractérisée par la division des tâches dans le processus de production, signifiant qu’à son tour, il ou elle délocalise et sous-traite pareillement à divers corps de métiers.
Délocalisation et sous-traitance
Or, quand bien même Cattelan est depuis devenu un artiste très en vue, et même si ses œuvres se vendent (et surtout, se revendent) pour des millions, il n’est ni Jeff Koons ni Damien Hirst. Ceux-ci, à la tête de grands ateliers, représenteraient le fonctionnement économique fordiste, et, dans l’art, celui plus traditionnel hérité de la Renaissance. “C’est une vieille histoire qu’une œuvre est une équipe, recontextualise l’historien de l’art Bernard Marcadé.
Dans l’histoire de l’art, il y a certes une parenthèse où l’artiste est seul, qui correspond à l’impressionnisme, au fauvisme ou à l’expressionnisme. Mais au début de l’art moderne, l’art est une équipe. Dans les ateliers, il y avait ceux qui peignaient les oiseaux, les chérubins ou les chairs. Avec Cattelan, c’est autre chose : il est seul, et fait appel à Druet qui convenait à ses créations.”
Ce dernier n’est donc ni un assistant d’artiste ni un artiste contemporain : sa fonction de façonneur au musée Grévin prévaut. Pour la commande, Daniel Druet a été rémunéré et son nom figure, si l’on s’en réfère aux légendes des œuvres, parmi la liste des matériaux.
Pour La Nona Ora par exemple, on lit : “Résine polyester, cheveux naturels, accessoires, pierre, moquette, sculpture Daniel Druet.” Que le contentieux surgisse aujourd’hui, et non il y a dix ans, pointe, à plus large échelle, une requalification de l’artiste en travailleur·euse tout court, comme l’exprime Aurélien Catin dans l’essai Notre condition – Essai sur le salaire au travail artistique (Riot Éditions, 2020).
L’art, un système comme les autres ?
Toute l’ironie de l’affaire repose sur le fait que l’artiste visé pose la question du travail, et de son refus, au cœur de son système conceptuel et de production. Là où le bât blesse, c’est qu’il le fasse de l’intérieur du monde de l’art. Il semble aujourd’hui qu’il ne suffise plus de critiquer ce monde : la portée d’un geste symbolique s’émousse dès lors que certain·es disqualifient la sphère de l’art tout court.
“Le fait qu’il y ait un problème est plutôt bienvenu. Si l’art ne produit pas un effet de remise en question des acquis, il n’a pas de raison d’être”, selon Bernard Marcadé.
Auteur d’une biographie de Marcel Duchamp en 2007 et, à l’automne dernier, d’une autre consacrée à Francis Picabia, soit deux pourfendeurs du fétichisme de l’originalité, respectivement par le primat de l’idée et par le plagiat érigé en système, il estime qu’“on n’en finit pas de se poser la question de la définition de l’œuvre, en se demandant ce qui la distingue du reste”.
Avant, ce sont les douaniers qui s’en chargeaient : en 1927, Constantin Brâncusi veut prouver que la taxation de l’une de ses œuvres comme objet utilitaire est abusive, et obtient gain de cause. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les procès de ceux qui font contre ceux qui conçoivent se multiplient : en 1989, celui opposant Ian Hamilton Finlay à l’un de ses anciens collaborateurs, Jonathan Hirschfeld, sera retentissant en France. Dans les deux cas, l’artiste concepteur en sortira validé.
Pour toile de fond la récente irruption des NFT
Pour Marcadé, l’affaire actuelle révèle “d’une part, un brouillage des dichotomies traditionnelles qui vient de l’art contemporain lui-même, notamment entre art et artisanat. Et d’autre part, étrangement, une conséquence indirecte de l’idéologie inclusive, où l’on ne veut manquer personne, et ici détournée pour revendiquer quelque chose pour soi”.
En liant les trois aspects, le monde de l’art, l’artiste et le statut de l’œuvre d’art, le procès qu’intente Daniel Druet à Maurizio Cattelan révèle avant tout un aspect matériel : ce n’est pas tant la question de la rémunération qui est en cause que la propriété.
L’affaire se lit aussi avec pour toile de fond la récente irruption des NFT. Car s’il est possible de mettre du copyright sur à peu près tout, tweet ou GIF, la possession est directement affaire de rentabilisation, et tout vernis de surface anticapitaliste de l’affaire se dissout.
La bulle spéculative actuelle ne s’arrête pas à l’art, elle s’en moque, embrasse le digital et l’immatériel. Si le sculpteur-façonneur se vante dans un article du Monde d’avoir apposé sa signature dans le cou des personnages, devrait-on lui conseiller de la transformer en NFT et d’en faire une pierre deux coups : œuvre, et source de profit ?
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