Depuis 2011, Google propose de visiter des musées et expositions depuis son ordinateur. La vaste opération de numérisation du patrimoine semble depuis avoir été laissée en jachère. Récit de trois visites et, chemin faisant, des problèmes éthiques soulevés.
Il y a quelque chose de profondément angoissant à se dire que l’on va pénétrer dans un monde d’images. Une angoisse sourde au bas mot, puisque ce monde d’image, il faut encore préciser qu’il le sera entièrement, à l’exclusion de tous les autres sens qui pourraient venir en arrondir les angles, en adoucir la frontalité. Une angoisse sourde, muette, privée de l’odorat et du goût (tiens, les symptômes du Covid-19), de la tridimensionnalité et du toucher (mais dans les expositions, on ne touche pas, voyons !).
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Mais en quoi serait-ce si différent de regarder des images sans le son, sans les autres ? Est-ce qu’on n’y viendrait pas pour ça, dans ces havres de paix ainsi qu’on dit des lieux d’exposition, pour échapper au fracas du monde extérieur, réel, trop réel, cet imbroglio exténuant démultiplié par la course capitaliste à l’économie de l’expérience, où tout doit être toujours plus intense et où les villes ne dorment jamais ? Après tout, les vernissages où ça piaille et picole, les musées saturés de téléphones levés à bout de bras, on n’y voit rien, on n’y regarde au final jamais ce qu’on était venu voir : de l’art.
Pourquoi alors est-ce qu’on ne visite jamais d’expositions en ligne ? En quoi est-ce si insolite d’ouvrir un nouvel onglet sur l’un de ses écrans, de taper dans la barre d’adresse celle de Google Art & Culture, de choisir entre les 45 « histoires » (des expositions en ligne, au hasard : Poésie et exil au British Museum de Londres), les « sujets populaires » (le baroque a la cote : 34 700 éléments, Claude Monet aussi, 217 éléments), les œuvres d’art en haute définition, les vidéos à 360 degrés, et enfin, les visites en Street View ?
Le Monde Chico (sur Google Street View)
Forcé par les circonstances, on se dit que cela vaut peut-être la peine de tenter. Au cas où l’on serait passé à côté de quelque chose, et puis surtout parce que de toute manière, les lieux d’exposition et les musées étant fermés, toutes les alternatives semblent bonnes, sinon à prendre, du moins à tester. Hop, on lance le truc, on clique sur « Visiter des sites et des lieux célèbres », on hésite à se laisser tenter par la catégorie « Les vues du haut » du Taj Mahal, du Palais de Versailles, de la Pyramide de Gizeh ou du Colisée mais on se ravise, et l’on se rappelle qu’on est quand même venu là pour l’art.
Justement, ça tombe bien, il y a un focus sur « Les 6 expositions désormais fermées mais qu’il est toujours possible d’explorer via Street View« . A en juger du titre, il semble qu’on ne soit au final pas très loin d’initiatives voisines lancées par certains magazines d’art contemporain, à l’instar d’Artforum, qui, pour soutenir les lieux qui ont dû fermer leurs portes à cause de la crise sanitaire, postent en ce moment les photos des expositions dont l’accès a dû être interrompu.
En réalité, on en est loin. Ici, la logique est celle de la patrimonialisation, des hits et des blockbusters, et pour les expositions, la logique est sensiblement la même, il faut les plus grosses, celles qui en jettent. Il n’y a pas de dispositif spécifique en lien avec le Covid-19, le but ne semblant pas être d’aider la culture mais de quadriller le réel et de le ramener captif sur cette unique plateforme totalisante. Parmi les choix, il y a l’exposition à l’Arsenale de la Biennale d’Art de Venise 2015, All the World’s Futures : on rentre.
Lara Croft version 1996 à la Biennale de Venise
Au centre, il y a la rosace de flèches blanches que l’on reconnaît du Google Street View de Google Maps – qui utilise vraiment ce mode, d’ailleurs ? Une fois à l’intérieur de l’exposition, le texte d’introduction reste curieusement à l’écran. Le parcours n’est pas très fluide et l’on se retrouve le plus souvent à buter contre les murs, sans compter que le sol se charge mal, par à-coups, laissant de grandes zones planes avant de se figer comme dans une version vintage d’un jeu vidéo : Tomb Raider 1996 à la Biennale de Venise, sans les péripéties ni l’héroïne.
Finalement, on se retrouve souvent le nez sur les marquages sécuritaires et les extincteurs d’incendie. Si tant est que l’on vienne à repérer quelque chose qui a bien l’air d’une œuvre, que l’on se déplace péniblement vers elle, une fois devant, difficile de savoir ce dont il s’agit : il y a l’image des textes informatifs tels qu’ils existaient dans l’espace réel, le texte de salle ou les cartels, mais ici, impossible de zoomer pour lire. Aucune solution virtuelle adaptée ne vient les adapter à leur nouvel espace, aucun texte n’a été rajouté pour compléter la captation en bloc des lieux. Le but n’est manifestement pas celui-là.
Si depuis sa décennie d’existence, Google Arts & Culture n’a pas été utilisée comme ressource documentaire en libre accès, c’est que son usage ne le permet tout simplement pas. Il n’a pas été pensé pour. Ou du moins, pas pour l’art contemporain. On teste alors autre chose. Qu’en est-il des lieux patrimoniaux, et des collections permanentes des musées ? Après tout, la qualité d’attention déployée n’est pas la même que celle déployée pour une exposition, puisqu’on y prête moins attention au rapport des pièces entre elles dans l’espace et au discours qu’elles construisent, mais davantage à chaque œuvre individuellement.
Faire se retourner André Malraux dans sa tombe
Pour les grands musées comme pour les sites touristiques, on vise le premier effet, le « wow » instantané du spectaculaire, pas forcément la compréhension discursive ciselée. Et puis André Malraux ne disait-il pas, dans Le Musée Imaginaire (1947), que l’histoire de l’art est “l’histoire de ce qui peut être photographié” ? Alors peut-être bien, après tout, que c’est également l’histoire de ce qui peut être scanné en 3D, et qu’une autre tentative mérite d’être entreprise en changeant l’objet de l’expérience.
Encore faudrait-il, à ce stade, préciser davantage les prémisses, asseoir plus clairement les faits. Anciennement Google Art Project, Google Art & Culture est lancé en 2011. En France, il permet de déambuler entre les allées du musée du Château de Versailles, du musée d’Orsay, de l’Orangerie, du quai Branly, du musée Condé à Chantilly ou du château de Fontainebleau. C’est encore à Paris qu’est basé le Lab du Google Cultural Institute, “un lieu où les communautés tech et créatives se réunissent” dixit le site, pilotant des initiatives comme celle, en mars dernier, de transformer les archives photos du MoMA en collection interactive.
Ceci posé, on s’y remet, et l’on repart dans les arcanes de Google Art & Culture. Parmi les attractions majeures, et histoire d’élargir un peu le périmètre, on opte pour le Museo Frida Kahlo à Mexico, au Mexique. Plusieurs focus sont proposés, l’atelier reconstitué de l’artiste a l’air le plus pittoresque – ça changera des cimaises en Placoplatre des biennales. En effet, on se repère mieux. Le test semble plus concluant sur les collections permanentes, et puis surtout, l’effet d’ensemble suffit. De toute manière même sur place, poussé par une foule dense et maintenu à distance derrière une barrière, on n’aurait pas pu s’abîmer dans la contemplation.
Un screenshot de vacances histoire de dire qu’on y était
On balaye le tout du regard, on fait un screenshot en guise de photo souvenir de vacances, et puis tant qu’à faire, ragaillardi par ce demi-succès, on se remet à fureter pour voir où l’on pourrait bien retenter l’expérience. Le Musée Frida Kahlo propose bien des visites du musée en tant que telles, mais depuis l’expérience peu concluante de Venise, on a compris que cela ne menait à rien d’utiliser Google Arts & Culture à cette fin.
Du coin de l’œil, on repère un cadre déformé sur un mur bleuâtre et son cartel illisible mais déjà, on file ailleurs. Ce qui marche, a priori, c’est la visite de musées de loin, en tant qu’architecture ou site patrimonial, pour regarder le contenant-musées en faisant l’ellipse de son contenu-œuvres. Google Arts & Culture ne sera pas la e-bibliothèque d’Alexandrie mais peut-être peut-on quand même vivre une expérience de vacances Digijet.
Retour à la case départ, à savoir à l’onglet « Explorer ». Dans la liste se trouve aussi le Pergamon Museum à Berlin, musée archéologique qui, justement, est connu pour ses reconstitutions d’œuvres monumentales : la porte d’Ishtar ou le grand autel de Pergame. Ayant retenu la leçon, on n’essaye plus de s’orienter en suivant le chemin de A à Z que l’on aurait pris lors d’une visite réelle, mais l’on profite de pouvoir, en bon touriste de musée, aller droit au but et aux attractions principales. On repère la salle centrale, l’acmé du parcours, où l’on vient pour regarder depuis deux points de vue, au sol et en hauteur, le temple grec.
Pour les cartels, les informations et l’histoire de l’art, on repassera
D’ailleurs, on ne saura pas comment il s’appelle, ce temple. On a beau chercher, rien. Pas de nom, pas de date, pas d’explication. Certes, on a Google pour pouvoir chercher par nous-même, ou alors, visiteur s’étant déjà rendu dans le musée dans la vraie vie, on sait déjà qu’il s’agit du grand autel de Pergame. Mais le but d’une initiative de numérisation, drapée dans ses oripeaux didactiques, n’était-il pas censé être d’apporter le musée dans le salon de chacun ?
La question de l’accès est bien l’une des principales qui se pose concernant les musées et les expositions, non pas l’accès physique en tant que tel, ni de l’accompagnement une fois à l’intérieur, mais bel et bien le premier pas qui consiste à franchir le seuil d’un espace souvent perçu comme élitiste. De ce côté-là non plus, Google Arts & Culture ne convainc pas.
Si l’on ne connaît pas déjà, on est perdu, les informations sont encore plus difficilement accessibles à qui souhaite s’instruire, et apprendre. Quant à toutes les questions les plus essentielles, les plus banalement évidentes, on ne les a même pas encore abordées, ou à peine effleurées en ouverture.
Pas d’immersion, pas de précision… ni de droits d’auteur
C’est que la situation actuelle nous aura rendus bien désespérés, ces deux semaines de confinement écoulées dans les pattes, pour que l’on ait été prêts à tester ce substitut de visite déployé par Google. Depuis la création de la plateforme, celle-ci semble avoir été laissée en jachère technologique, tel des décors de film abandonnés en cours de construction. Il en va d’ailleurs de même pour la triste plateforme de « virtual viewing », soit de visionnage virtuel déployé pour rattraper l’annulation d’Art Basel Hong Kong, soit tout simplement des photos des œuvres incrustées dans un décor blanc et son banc standard.
Finalement, on se dit que ce n’est peut-être pas si mal que le pari soit tombé à plat. D’une part parce que tout ersatz, si ressemblant soit-il, ne pourra qu’accentuer le manque originel qu’il est censé venir combler. D’autre part parce que le seul recours serait d’inventer des alternatives totalement autres, et complémentaires, afin de pluraliser les perspectives.
Mais surtout, et par-dessus tout, parce que le monopole de Google sur les visites virtuelles de musée et l’implication dans la numérisation des collections pose, avant toute discussion du contenu, l’immense et sempiternel problème des droits d’auteur, de diffusion et de reproduction, semblable à celui qui se pose avec Google Images. Si la France a adopté une taxe sur les moteurs de recherche, Google venant d’ailleurs l’an passé de refuser de la payer aux éditeurs de presse et agences, le lobby des GAFAM fait peser sur le service public et les lois protégeant les créateurs une menace qui exige une vigilance permanente – que le produit soit convaincant ou non.
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