La première exposition institutionnelle en France du duo d’artistes Elmgreen & Dragset, connus pour leurs dispositifs sculpturaux d’architectures ordinaires, convie à un parcours labyrinthique à la fois existentiel et absurde. Où l’on passe du HLM à l’open space, à travers une mise en scène magistrale de la vie moderne en société.
Le bâtiment du Centre Pompidou-Metz, confié aux architectes Shigeru Ban et Jean de Gastines, est déjà un emblème. Immédiatement reconnaissable, la vaste toiture ondoyante du musée ponctue la ligne d’horizon de la ville aussi bien qu’elle orne les panneaux d’affichage des gares voisines. Normal : le musée, inauguré en 2010, participe de la logique de ce qui a été appelé “l’effet Bilbao”.
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Le nom provient de la construction en 1997 d’une antenne du Guggenheim dans cette ancienne ville industrielle, reconvertie en destination de tourisme culturel à destination des nouvelles élites des cols blancs. La précision s’impose, puisque la nouvelle exposition du Centre, précisément, lie étroitement dispositif architectural et monde du travail. Bonne Chance, c’est son nom, marque la première proposition en institution française du duo dano-norvégien Elmgreen & Dragset.
Sculpture monumentale
En plein cœur du Forum, entre l’entrée et la billetterie, le parcours commence par une autre architecture gigogne. Sophistication siglée contre standardisation sans qualité, le duo scandinave basé à Berlin a reproduit à échelle 1 un complexe de logements sociaux est-allemands. Tout y est : les noms sur les interphones, les tags et les stickers sur la porte du hall, et les rideaux obstinément tirés à chacune des fenêtres.
Ainsi s’enclenche déjà quelque chose de la réflexion en acte et en espèces d’espaces que déclineront les artistes, au fil d’un parcours labyrinthique dont vous êtes l’anti-héros·oïne – c’est-à-dire tout simplement l’humain·e contemporain·e vivant en société. Les rideaux sont clos, avance Michael Elmgreen, car chacun·e des habitant·es reste chez soi devant ses écrans. D’une grisaille grumeleuse, l’immeuble en question, The One and the Many, est l’une des plus grandes sculptures des artistes, également auteurs de la reproduction tout aussi impraticable d’une boutique de luxe Prada en plein désert (Prada Marfa, 2005).
À Metz, une seconde sculpture est placée non loin de la première : une vieille Mercedes, dont les vitres révèlent, aux voyeur·ses, deux jeunes garçons assoupis, entourés de tout l’appareillage habituellement relégué aux coulisses du transport et de l’installation des œuvres d’art, badges de monteurs pour la foire Art Basel compris.
“Règles pour le parc humain”
Déjà, avant même de pénétrer plus loin dans une exposition sur le fil et pléthorique à la fois, tout y est. D’une part, le vocabulaire caractéristique du duo depuis la fin des années 1990, soit l’attention aux structures matérielles de contention des corps, ponctuée ici et là de la présence incongrue de personnages réalistes en silicone. D’autre part, le cœur électif de cette proposition en particulier, qui recontextualise ses principes formels pour donner à voir, et à percevoir, ce que le philosophe Peter Sloterdijk qualifiait de “règles pour le parc humain”.
Le ou la visiteur·se passera ensuite par des chemins qui ne mènent nulle part, traversant, entre autres, une salle de conférence (et son personnage en costume de lapin rose, amorphe sur la table de réunion), une salle des profs, un tunnel souterrain, une salle de vidéosurveillance, des toilettes publiques, jusqu’à une morgue et un open space – lequel des deux représente le véritable enfer climatisé, on ne saurait dire.
“Nous ne sommes pas ironiques, car nous sommes très sérieux. Si nous utilisons l’humour, cela serait à la manière de Samuel Beckett pour créer des situations existentielles”, précise encore le même Michael Elmgreen à propos de la récurrence d’éléments absurdes, incongrus ou doucement loufoques. Les deux artistes diront, dans le même souffle, s’inspirer davantage de la littérature ou du film, citant, outre Beckett, les cinéastes Ingmar Bergman ou Wim Wenders. Certes, l’art conceptuel est évidemment présent en arrière-plan, mais plutôt alors dans sa relecture critique par l’Allemand Benjamin H. D. Buchloh : dans un article resté célèbre de 1989, l’historien de l’art américain évoquait sa transformation en “esthétique de l’administration” [dans le catalogue de l’exposition L’Art conceptuel, une perspective du musée d’Art moderne de la Ville de Paris].
Il serait possible de dire qu’à partir de la Modernité, chaque époque génère une forme d’art qui reflète comme un miroir déformant les mutations de l’appareil de production. Il y eut l’industrialisation et l’impressionnisme, l’ère postindustrielle et l’esthétique de l’administration, le travail en free-lance et le post-internet. À l’époque actuelle, peu friande des approches de classe, de travail et de production, voulant croire fort, très fort, trop fort à la dématérialisation et à l’automatisation, il manquait peut-être précisément cette exposition magistrale.
Bonne Chance d’Elmgreen & Dragset au Centre Pompidou-Metz, jusqu’au 1er avril 2024.
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