Il n’est jamais trop tard pour se plonger dans le travail de l’artiste chilienne, dont les instantanés font exister des mondes longtemps soustraits au regard.
La logique journalistique, le regard toujours rivé vers la ligne d’horizon, devrait nous interdire de parler du catalogue d’une exposition terminée depuis un bon mois déjà. On devrait pouvoir passer à autre chose. Mais il se trouve, justement, que les images de Paz Errázuriz ne s’oublient pas si facilement. C’est peut-être même cela, le sens secret de ce qu’elle nomme elle-même ses Histoires inachevées. Inachevées, inconclusas, au sens où on n’en a pas fini avec elles une fois que la rencontre a eu lieu. Certes, l’exposition à la Maison de l’Amérique latine a fermé ses portes fin janvier, mais le catalogue reste, et si les moyens vous manquent pour l’acheter, vous pouvez toujours effectuer une recherche internet : vous finirez vous aussi par pénétrer les mondes souterrains de Paz Errázuriz pour ne jamais en sortir. Mondes fermés, mondes clos, mondes qui ont mis presque un demi-siècle à venir à nous. Comme quoi, non, il n’y a pas de retard.
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Paz Errázuriz est née à Santiago du Chili il y a 80 ans. Elle est institutrice lorsqu’elle commence la photo en autodidacte au début des années 1970. Pinochet arrive au pouvoir en 1973 et avec lui une dictature sanguinaire qui durera dix-sept ans. Dix-sept ans durant lesquels le Chili se referme, devient une prison à ciel ouvert, un hôpital psychiatrique depuis lequel plus personne ne vous entend crier, un bordel violent où chacun·e vend l’autre, un cirque pathétique ou un ring de boxe géant où seul le pouvoir a le droit d’administrer des coups. L’HP, les chambres de passe, les cirques ambulants, les clubs de boxe interdits aux femmes, mais aussi les bancs des rues où l’on dort quand on n’a plus rien et que l’on préfère fermer les yeux plutôt que de voir ça, les geôles où des femmes sont enfermées et mises en esclavage : c’est tout cela, le monde qui sourd des photos de Paz Errázuriz. Que des lieux interdits. Interdits par le pouvoir, interdits par la dictature, mais aussi interdits au regard. Interdits à quiconque ne se soumet pas à une loi édictée.
Elle est entrée partout. Partout, elle a insisté, encore et encore, devant les refus répétés. Pour aller débusquer ce qui résiste malgré tout ; la flamme dans le regard, la force, la droiture. En dehors des dormeur·ses des rues, Paz Errázuriz aura surtout photographié des gens debout. D’une droiture purement extraordinaire, en regard de ce qu’est ou ce que fut leur vie. Sa photographie commence là où le pouvoir totalitaire échoue.
Évidemment, on sort bouleversé d’un tel voyage, c’est humain. Mais il se produit un effet inattendu. Vous marchez dans la rue, la nuit tombe et des silhouettes vous reviennent en mémoire. De façon extraordinaire, vous ne savez plus relier les photos à leur série. Evelyn, femme transgenre, vous regarde depuis l’encadrement d’une fenêtre. Fait-elle partie de sa série sur les femmes en prison, ou alors de celle – terrible – sur les hôpitaux psychiatriques chiliens qui ne sont plus que des mouroirs, dans lequel on ne vous soigne pas mais on vous soustrait au regard de la société ? Hante-t-elle ses multiples photos de cirque, tel un personnage de cabaret évoluant parmi les boxeurs et les circassien·nes ? Ou fait-elle partie de la plus belle de ses séries, celle nommée La Manzana de Adán (“La pomme d’Adam”), pour laquelle durant cinq ans, de 1982 à 1987, Paz Errázuriz est revenue sans cesse dans cette maison close où des prostituées transgenres vivaient sous la maltraitance permanente de la police de Pinochet ?
Que des boxeurs, des prostituées, des prisonnier·ères, des aliéné·es finissent par se confondre, cela a un sens : celui-là même que Michel Foucault avait tenté de saisir en sondant l’archéologie de nos sociétés qui décident d’opérer une séparation entre le ou la supposé·e “normal·e” et le ou la désigné·e “anormal·e”. Il ne faut pas oublier que ce ne sont que des constructions, des techniques de pouvoir à l’œuvre. Contre elles, le regard de Paz Errázuriz montre ce que ce régime disciplinaire ne saurait annihiler, même s’il laisse des milliers de vies brisées et de cadavres dans son sillage. Ces figures, oui, ce sont nos sœurs.
Histoires inachevées de Paz Errázuriz (Atelier EXB), 176 p., 45 €. En librairie.
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