Le festival Nouveau Printemps, sous la houlette d’Alain Guiraudie, appelle ses artistes à bousculer les frontières de l’art et de l’esthétique.
Avouant ne pas avoir saisi pleinement le sens du geste de Marcel Duchamp avec son urinoir déroutant, restant extérieur aux chemins balisés de l’art contemporain, Alain Guiraudie entretient pourtant avec les artistes des affinités aussi électives que distanciées. Comme le suggère à Toulouse le parcours du Nouveau Printemps, dont il est cette année l’artiste associé (après avoir présenté au Festival de Cannes son dernier film, Miséricorde), le cinéaste cultive une curiosité sincère pour les artistes plasticien·nes, à la mesure de son ouverture d’esprit, de sa façon de représenter son époque de manière frontale et bizarre, d’inventer des paysages indécidables.
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Art hybride
Invitant une quinzaine d’artistes, “plutôt jeunes en règle générale, qui ont pour la plupart un regard tourné vers l’avenir, utilisant les nouvelles technologies, jouant avec elles, mélangeant dans leurs installations des matières et des objets vulgaires ou plus nobles, pour les assembler dans un projet esthétique”, Guiraudie met en scène, dans le quartier des Carmes – Saint-Étienne, un monde de pur·es plasticien·nes qui fait écho, à certains égards, à ses propres films, mais aussi à ses livres et à ses photographies : “Faire se rencontrer l’idéal et le réel, le mythique et le prosaïque, le rêve et la réalité, les faire même se télescoper.” Attaché au vieux rêve qui bouge, à l’idée de rester debout dans le chaos du présent, le cinéaste nous emmène du côté de pratiques artistiques animées par cette tension entre inquiétudes et promesses.
Invitée, dans ce cadre, à concevoir une exposition au musée Paul-Dupuy, la curatrice Stéphanie Moisdon explique ainsi être “partie de sa vision au bord des mondes et des temporalités, et cette façon si particulière de créer dans le langage des zones troubles, qui font appel à l’anarchie du réel, à celle des rêves, des fantasmes, des légendes, avec autant de noirceur, de joie que de drôlerie”. Au cœur des paysages hybrides que l’exposition cultive, les installations sculpturales de Loucia Carlier en forme de bas-reliefs bricolés, sortes de prothèses mutantes, à la fois futuristes et primitives, dégagent une beauté singulière, nouant un dialogue fécond avec d’autres sculptures mutantes de Renaud Jerez et Mathis Altmann, sur des sons entêtants de Julien Perez.
Ce futurisme, inquiet et flottant, traverse d’autres pièces, comme les vidéos et sculptures de June Balthazard et Pierre Pauze, Mass, imaginant les effets des découvertes de la physique quantique sur le cosmos. À leur image, mais aussi chez Neil Beloufa expérimentant l’impact de l’intelligence artificielle sur nos imaginaires dans une voiture garée au parking des Carmes, ou même chez Karelle Ménine fouillant dans les archives locales du palais de Justice des “sacs à procès”, pour excaver des paroles populaires séculaires…, le parcours s’attarde sur l’affectation des formes, des corps, des relations et des paysages, par les sciences, les machines, les innovations techniques, la mémoire.
“aller chercher la beauté là où elle n’est pas”
Au fil de leurs déambulations à ciel ouvert, les visiteur·euses oscillent entre un univers de ruines (la sculpture-labyrinthe réalisée par Jennifer Caubet à partir d’éléments issus de chantiers de démolition, l’installation sonore hantée de Pablo Valbuena au monument à la gloire de la Résistance, l’installation vidéo d’Alice Brygo et Louise Hallou sur des personnes âgées, à l’écart du monde…) et des horizons affermis et joyeux, notamment du côté des corps libérés (les sublimes dessins de Tom de Pékin, inspirés des collections du musée Paul-Dupuy, exposés à côté de son travail sur l’affiche de L’Inconnu du lac de Guiraudie ; l’installation immersive de Tony Regazzoni sur les départs en mob en discothèque à l’hôtel des Chevaliers de Saint-Jean…).
À la mesure du cinéma de Guiraudie, ce Nouveau Printemps arrache de la légèreté à la gravité du monde. “C’est un enjeu majeur que d’aller chercher la beauté là où elle n’est pas, d’aller créer des objets de désir là où on n’aurait pas cru”, pense Guiraudie. “L’art, du moins celui qui m’intéresse, cherche à remettre en question les codes en vigueur, renouveler l’idée du beau, ou à brouiller les frontières entre le beau et le laid”. Trouble et loquace, ce printemps lui ressemble.
Nouveau Printemps, festival de création contemporaine, Toulouse, quartier Carmes – Saint-Étienne, jusqu’au 30 juin.
Édito initialement paru dans la newsletter Arts et Scènes du 4 juin 2024. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
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