Angélica Liddell met en scène les funérailles du cinéaste suédois avec, entre autres, des comédiens et comédiennes du Théâtre dramatique royal de Stockholm, qu’il a un temps dirigé. Reportage en coulisses.
En Suède, le Théâtre dramatique royal est hanté ; nous tenons ici à en témoigner. C’est un dimanche, au début du mois de mai, et la pluie tombe dru sur Stockholm. Une grande femme suédoise nous reçoit devant l’édifice Art nouveau situé Nybroplan 111 et, par un exigu ascenseur, elle nous mène jusqu’à une salle de répétition. En silence, nous prenons place dans un coin, sous les combles. Nous sommes à la fois inquiets et curieux, parce que les organisateur·rices du Festival d’Avignon, à l’origine de cette étrange invitation, nous ont promis une messe noire (du moins, c’est ce que nous avons compris). Laquelle doit être officiée par Angélica Liddell, une artiste réputée pour la puissance de ses incantations et ses partis pris esthétiques, disons, tranchants. Cette fois, l’objectif de l’Espagnole consiste à faire apparaître le spectre du cinéaste Ingmar Bergman, décédé en 2007, en rejouant ses funérailles. Une expérience qu’elle compte reproduire dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, pour l’ouverture du festival.
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À peine arrivés, on nous sert un sirop de cassis, “celui-là même que buvait Bergman”, accompagné de quelques biscuits, “ceux-là mêmes que mangeait Bergman” (ainsi murmure la grande femme suédoise). De quoi patienter avant le début de la cérémonie et songer au réalisateur de Persona, qui dirigea ce lieu de 1963 à 1966 et y créa la plupart de ses mises en scène (plus de trente-cinq, dont celles de Strindberg, Ibsen et Molière). Parce que, sans Bergman, la mise en scène ne serait pas la mise en scène. Et parce que, sans Bergman, Angélica Liddell ne serait pas Angélica Liddell.
Sur scène, il y a un cercueil, une chaise et quelques acteur·rices. L’une d’elles s’appelle Elin Klinga. La cinquantaine, le port altier, la démarche gracieuse. En clair : on ne voit qu’elle. Elin Klinga entre dans son œuvre comme on entre dans le sacerdoce. Ses parents étaient acteur et actrice pour Bergman. Ses grands-parents aussi. À son tour, elle fut l’une de ses actrices fétiches, à l’affiche de The Image Makers (Bildmakarna) et de The Ghost Sonata (Spöksonaten). Elin Klinga fut aussi l’une des rares personnes à assister à l’enterrement du cinéaste, conçu par ce dernier avec une précision toute scénaristique.
Enterrement
Dans DÄMON, Angélica Liddell lui a confié le rôle du prêtre. Sur scène, c’est elle qui enterre Bergman. La symbolique a de quoi faire sourire. Peut-être l’artiste espagnole lui a-t-elle évité d’onéreuses séances de psychanalyse. Peut-être les a-t elle rendues plus nécessaires encore. Qui sait ? “Angélica sait ce qu’elle fait, nous explique l’intéressée, après les répétitions. Au service de son travail, je lui fais entièrement confiance.”
Elin Klinga est à la fois très pudique et très intense. Il faut la voir au plateau, drapée dans son aube, ornée de son étole. Accompagnée par une violoncelliste, surplombant le cercueil, elle psalmodie, elle chante, et s’adresse à Dieu. Sans jamais se laisser perturber par les bruits stridents, orchestrés par la metteuse en scène ; ces pales d’un hélicoptère, ces hurlements, et ces sirènes de pompier qui nous percent le tympan.
Bergman est là
Et puis elle disparaît, et Angélica Liddell monte sur les planches. Le visage cadré par d’épaisses lunettes noires. Cheveux de jais tirés en arrière. Silhouette filiforme. À côté du cercueil, elle prend la parole et il n’y a plus qu’elle… Et Bergman… Et nous… Elle s’adresse au cinéaste en espagnol. Les mots choisis sont simples, mais sa présence, démente. Elle lui fait part de sa peur de la mort, de son rapport au théâtre et de la tentation de la vanité, qui l’obsède. Et Bergman est là, avec son cadavre, son silence, son inertie. Avec toute son œuvre. La renvoyant à elle-même. La faisant accéder à une espèce de vérité, au fil d’une maïeutique socratique. Voilà que nous assistons à la réconciliation d’une artiste torturée avec elle-même. Trente minutes de répétition. De quoi attiser le désir, et patienter avant Avignon.
Angélica Liddell est tombée amoureuse de Bergman à l’adolescence. “Mon éducation esthétique et hypermorale s’est faite à travers la peinture et le cinéma, et notamment le sien, nous confia-t-elle. J’ai tout découvert à son contact. Grâce à lui, j’ai vécu toutes les émotions, toutes les douleurs, et toutes les joies. Aujourd’hui, je pense qu’il peut m’aider à mourir, ou plutôt, à m’apprendre à mourir. Enfin, j’envisage ma disparition du plateau et de la vie. Enfin, je crée depuis la perspective de la mort.”
Dialogue avec Ingmar
L’artiste croit aux fantômes ; elle y croit vraiment, et elle nous incite à en faire de même. “Bergman participe activement à créer DÄMON. Quand j’ai joué ma dernière pièce au Théâtre dramatique royal de Stockholm, Liebestod, j’ai immédiatement senti sa présence. Depuis, je n’arrête pas de dialoguer avec lui. Au départ, par exemple, je désirais qu’il soit incarné par un comédien. J’ai écrit le texte. J’ai cherché les costumes. Mais au tout dernier moment, l’acteur s’est désisté. Dès lors, j’ai compris qu’il ne voulait pas que je le figure ; le signal était évident. Ce n’est pas moi qui crée cette pièce, en vérité…”
Nous devons afficher une mine circonspecte. Alors que nous quittons la salle de répétition, Angélica Liddell se met à rire, et nous lance : “Que le fantôme de Bergman vous suive pour toujours.” Blagueuse. Espiègle. Un brin flippante. Cette nuit-là, notre sommeil fut particulièrement agité. Et celles d’après aussi, d’ailleurs.
DÄMON. El funeral de Bergman, texte et mise en scène Angélica Liddell, dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, du 29 juin au 5 juillet à 22 h (relâche le 30 juin), spectacle en espagnol, français et suédois surtitré en français et en anglais.
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