Au Frac Île-de-France – Le Plateau, le photographe rassemble plusieurs de ses travaux, et c’est toute une foule d’individus en lutte qui nous invite à envisager la revendication au-delà de sa médiatisation.
Les peuples de Bruno Serralongue ne sont ni en larmes ni en armes : ils sont en vie. Ou plutôt, ils la maintiennent, dans le corps-à-corps d’une verticalité conquise contre les forces contraires qui font ployer les échines et viennent marquer les chairs.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Au Frac Île-de-France – Le Plateau, l’exposition de l’artiste français, né en 1968, embrasse trois décennies de photographies prises lors de moments de manifestation ou d’occupation : parfois, il s’agit de leur acmé, du temps court d’une convergence d’individus et de luttes au sein d’un même espace-temps ; le plus souvent cependant, il s’agit de cet autre, moins immédiatement visible, qui ne fait pas événement mais le fabrique, sans irruption, sans éclat, tout en fournissant à l’action collective les conditions de sa possibilité.
Près de 700 diapositives
Le parcours s’ouvre sur une première photographie placée en incise : ici, c’est une vue de manifestation, où la foule fait masse, rassemblée derrière une banderole. On y lit, sur fond noir, l’annonce du voyage zapatiste, “ici et là-bas” et “contre la répression”.
Pour la vie, le titre de la photographie (2021), et celui de l’exposition, est un emprunt direct au “Voyage pour la vie”, détaillé dans une lettre publiée le 1er janvier 2021 par les guérilleros du sud-est mexicain en guise de prélude à un tour d’Europe, retardé à cause du Covid, finalement effectué entre septembre et décembre dernier. Une délégation de 170 zapatistes s’est mise en route pour rencontrer les différents collectifs européens dressés contre les centres décisionnaires alignés sur l’agenda du capitalisme planétaire, avec l’espoir de construire des réseaux à même d’unir les luttes locales.
L’on y voit, comme fil rouge, des regards, qui partout soutiennent le nôtre, et autant d’individualités nommées dans la légende
La suite du parcours, cependant, placera au centre les individus, reliés et infusés par l’énergie du collectif. C’est-à-dire que l’on y voit, comme fil rouge, des regards, qui partout soutiennent le nôtre, et autant d’individualités nommées dans la légende, qui portent au quotidien leur propre lutte, dont la portée s’étend au commun, aux multitudes ou plus simplement à l’humain. Frontale, cette adresse-là est aussi spatiale.
Au seuil de la seconde salle, un rideau à lamelles barre le passage : sur sa face arrière sont projetées à la suite les unes des autres près de 700 diapositives. Pour voir l’image, il faut le traverser ou, selon les mots de l’artiste, « se mettre en route avec les manifestants ». L’œuvre, une série plus ancienne, Les Manifestations (1995-1996), indique également l’attention que porte l’artiste aux stratégies de monstration.
Relier les moments et les causes, les histoires et les situations
La temporalité de l’exposition, qui rassemble œuvres anciennes et récentes, sans cependant constituer une rétrospective, en découle : certaines prises de vues n’avaient pas encore trouvé de formes jusqu’ici, tandis que d’autres, répondra l’artiste, interrogé sur l’absence d’images de mouvements récents (comme celui des Gilets jaunes ou Nuit Debout), attendent encore les leurs et n’ont de fait pas encore été montrées – ni transposé le faire-événement en faire-œuvre.
Certaines séries sont magnifiées, d’autres présentées en frise ; ailleurs, elles sont projetées ou bien, c’est une première, augmentées de son
Au Plateau, les œuvres incitent les visiteur·trices à l’échange avec les migrant·es à Calais (un travail mené depuis 2006), avec les Premières Nations d’Amérique du Nord se battant contre les oléoducs implantés sur leur territoire, avec les résident·es du site de Notre-Dame-des-Landes ou, c’est la série la plus récente, les défenseur·euses des jardins ouvriers des Vertus à Aubervilliers et les habitant·es délogé·es du foyer Adef à Saint-Ouen – les deux, situés sur le site des équipements des Jeux olympiques de Paris 2024. Certaines séries sont magnifiées, d’autres présentées en frise ; ailleurs, elles sont projetées ou bien, c’est une première, augmentées de son.
Bruno Serralongue raconte qu’il se présente comme artiste à ses interlocuteurs et interlocutrices – ceux et celles qui, ensuite, acceptent ou non de poser. Certes, parce qu’il photographie à la chambre, son appareillage l’annonce déjà. Mais il s’y joue également un postulat plus fondamental qui se détache du capitalisme attentionnel des médias d’information et des faux-semblants d’une objectivité ourdie de storytelling.
Il s’agit de qui survit, au-delà de la faillite ou de la réussite de telle ou telle revendication
Le substrat sensible de Pour la vie, celui qui, au sein de l’exposition, relie les moments et les causes, les histoires et les situations, ne concerne pas tant, pour reprendre la taxonomie de la théoricienne Ariella Azoulay, l’événement révolutionnaire que son langage civil. Il s’agit de qui survit, au-delà de la faillite ou de la réussite de telle ou telle revendication, et qui, selon l’artiste et depuis la culture visuelle, participe de « l’élaboration d’un répertoire de l’action collective ».
Bruno Serralongue. Pour la vie jusqu’au 24 avril, Frac Île-de-France – Le Plateau, Paris
{"type":"Banniere-Basse"}