Avec Denis Podalydès dans le rôle-titre, le directeur de la Schaubühne de Berlin met en scène un poème crépusculaire d’un monde où toutes les valeurs chavirent.
L’affaire est d’importance puisqu’il s’agit de l’entrée au répertoire de la Comédie-Française du Roi Lear de Shakespeare sous la direction de Thomas Ostermeier. Après avoir monté La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez, le directeur de la Schaubühne de Berlin retrouve Shakespeare et la troupe du Français. On découvre la pièce dans une nouvelle traduction signée Olivier Cadiot qui précise, “le passionnant dans ce travail très lent et très long, c’est qu’il s’agit de comprendre le sens profond des formules de Shakespeare et de chercher, au milieu des ornements, ce que les personnages veulent se dire et nous dire”.
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Côté mise en scène, la méthode Ostermeier a pour but de faire résonner l’intrigue en regard des débats qui agitent le monde d’aujourd’hui. L’heure n’est plus à la glorification d’un vieux roi philanthrope partageant son royaume entre ses filles mais le moment d’acter du chant du cygne d’un représentant du patriarcat flirtant avec les démons de l’inceste. Par cupidité, ses filles Regan et Goneril acceptent de dealer avec Lear. Seule Cordelia refuse de monnayer sa part en échange d’une déclaration d’amour à son père et elle est bannie. Au présent encore, le récit cristallise les critiques sur l’état catastrophique du monde que les ainés laissent comme un cadeau empoisonné aux jeunes générations.
Boomer bouffi par l’orgueil
La liste des griefs est longue… D’un système économique à bout de souffle qui conduit à l’incapacité de sauver une planète à l’agonie, elle passe au niveau sociétal par le déni des blessures causées par le colonialisme et l’impuissance de nos démocraties à contrer la montée des populismes. Voici donc un Lear habillé pour l’hiver pour peu qu’on l’identifie à la figure arrogante d’un boomer bouffi par l’orgueil de sa prétendue réussite. Nul besoin de tordre la pièce pour qu’on entende ce sous-texte dans le décor crépusculaire d’une lande déserte où tous s’inscrivent tels des spectres.
Denis Podalydès construit un Roi Lear devenu l’ombre de lui-même, un vieillard irritable aux colères d’enfant gâté
À l’image de notre société, la troupe du Français est ouverte à la diversité. Thomas Ostermeier distribue à Gaël Kamilindi les rôles d’Oswald, l’intendant de Goneril et celui du Duc de Bourgogne (en alternance). Il offre Cordelia à Claïna Clavaron et dans un clin d’œil, s’affranchit des dictats du genre en demandant à Séphora Pondi d’incarner Kent, le fidèle compagnon de Lear. On jubile devant leurs partitions. Celle de Christophe Montenez (Edmund) est incroyable en bâtard sans foi ni loi, prêt à éliminer un frère légitime Noam Morgensztern (Edgar), et à crever les yeux de son père, Eric Génovèse (Gloucester). On s’inquiète de la cruauté sans fard des héritières de Lear, Regan (Jennifer Decker) et Goneril (Marina Hands). On s’amuse des frasques musicales de Stéphane Varupenne en fou du roi impayable.
Au cœur de cette débâcle, Denis Podalydès construit avec brio un Roi Lear devenu l’ombre de lui-même, un étranger sur ses terres, un vieillard irritable aux colères d’enfant gâté qui s’abandonne aux délires d’un début d’Alzheimer avant de basculer dans l’atonie bouleversante d’une sénilité vécue comme un dernier refuge. La pièce tumultueuse s’accorde sans peine au chaos de notre époque. Si Thomas Ostermeier dérange, c’est qu’il ne prend pas de pincettes avec un art du théâtre qu’il conçoit comme un miroir des temps dans lequel il se crée.
Le Roi Lear de William Shakespeare, mise en scène Thomas Ostermeier, en alternance jusqu’au 26 février salle Richelieu, Comédie-Française, Paris.
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