Livre cultissime autant qu’indéchiffrable, le “Codex seraphinianus” conçu à la fin des années 1970 par un architecte italien, Luigi Serafini, dévoile quelques-unes de ses planches à la galerie Azzedine Alaïa à Paris.
A la mesure du destin de chaque objet esthétique non identifié, le Codex seraphinianus échappe à toute définition suffisamment claire pour qu’on puisse précisément le situer ou le rattacher à un quelconque champ de la création. Entre art et littérature, entre science-fiction et dessin, entre poésie et philosophie, ce livre écrit à la fin des années 1970 par l’Italien Luigi Serafini, a acquis avec le temps le statut, pour une fois non usurpé, d’œuvre “culte”. Culte au sens où à son étrangeté et à son opacité se sont adossées une vénération et une curiosité sans cesse renouvelées.
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De nombreuses figures de la vie intellectuelle et artistique, de Roland Barthes à Umberto Ecco, d’Italo Calvino à Federico Fellini, saluèrent à l’époque le coup de force esthétique et conceptuel de ce Codex insensé. Barthes avait prévu d’écrire la préface du livre, mais sa mort soudaine l’en a empêché. Depuis plus de trente ans, le livre continue à inspirer de nombreux fous furieux, philologues ou mathématiciens, mais aussi des artistes, comme le chorégraphe Philipe Découflé, qui en fit la matrice de plusieurs spectacles, Codex, Decodex, Tricodex (mettant en scène des êtres mutants et d’animaux fantastiques, dans un délire hallucinatoire).
La réédition de l’ouvrage par Rizzoli en 2006, diffusé dans de nombreux pays, vendus à des dizaines de milliers d’exemplaires, a réactivé le culte autour du livre. Sur internet, des communautés de fans se sont construites pour élaborer des schémas explicatifs, comme une enquête sans fin. De telle sorte que depuis sa publication en 1981, et ses rééditions continues, un jeu s’est déployé autour de sa mythologie, indexé à la volonté d’éclaircir ses mystères, au premier rang desquels son écriture elle-même.
Car le génie quasi pervers du Codex seraphinianus, conçu comme une encyclopédie d’un monde imaginaire, composée de onze chapitres traitant de la nature, d’humanoïdes, de minéraux, de mathématiques, d’architecture…, repose sur l’invention d’une écriture propre, indéchiffrable, sortie de l’esprit bizarre de Luigi Serafini, architecte italien, dont rien en apparence – un visage accueillant, une voix posée, une nonchalance de gentleman italien – ne laisse supposer qu’une folie furieuse l’habite.
De nombreux linguistes se sont livrés au jeu d’interprétation des signes et des codes graphiques de cette écriture plus poétique que pratique. En vain. Luigi Serafini répète que son écriture, spontanée, graphique et non codée, échappe à tout esprit de rationalité et à tout entendement scientifique ; on est moins dans la science que dans la fiction, même si l’entrelacement des deux reste une hypothèse. Son sens est introuvable car il n’existe pas. Si une interprétation reste possible, elle se rapproche peut-être plus de l’interprétation des rêves, c’est à dire de la projection, à l’intérieur de sa propre économie psychique, d’indices fantasmatiques par lesquels s’ouvre un monde, passant de l’opacité à la lumière révélée. On peut toujours rêver comme on peut toujours s’amuser à comprendre pourquoi et comment on rêve.
Les planches de ce fascinant Codex Seraphinianus, exposées dans la belle galerie dans le Marais d’Azzedine Alaïa, rappellent, frontalement, la beauté insondable de ce mystère. La présence de ce livre dans la galerie du couturier se justifie par le fait que, dans le Codex originel, dix planches étaient consacrées à la mode. Suite à une rencontre avec Azzedine Alaïa, exposé à la Galleria Borghese de Rome, Luigi Serafini lui a proposé une conversation autour du vêtement. C’est ainsi qu’on découvre ici des dessins évoquant la genèse du Codex, une brève histoire de la mode potentielle, des planches de mode extraites du Codex…
Par-delà cette incursion de la mode dans cet univers du Codex, toute l’inventivité de Serafini se dévoile ici. Qui n’a pas fini de susciter à la fois interrogation et fascination auprès de ses visiteurs interloqués. Né en 1949, architecte de formation, témoin et acteur de la contre-culture américaine des années 60-70, Luigi Serafini ne justifie aujourd’hui son délire que par la sincérité de ses deux vraies passions : “Je suis fasciné par les écritures, mais aussi par les oiseaux, c’est cela qui compte plus que tout, pour moi.” Au fond, les signes et les chants suffisent à remplir une vie ; la sienne reste celle d’une œuvre unique, impossible à déchiffrer en dehors de l’assurance qu’elle n’a été conçue que dans ce double attachement à la beauté d’une main dessinant un monde rêvé et à celle d’une oreille attentive aux sons des oiseaux, dont le courage, et le chant dans le vent glacé, vibrent dans ses codes hallucinés.
Jean-Marie Durand
Le Codex seraphinianus, Galerie Azzedine Alaïa, 18, rue de la Verrerie 75004 Paris (aa@galeriealaia.org) jusqu’au dimanche 9 avril 2017.
Une édition spéciale de deux cents exemplaires du Codex, signés par Luigi Serafini, sera publiée, incluant les planches, et des essais de Pascal Bonafoux, Anna Coliva, Emanuele Coccia, Donatien Grau, Jarrett Gregory, Bill Sherman, tous traduits dans l’alphabet de Luigi Serafini, faisant de cet ouvrage une Pierre de Rosette du séraphinien.
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