La rétrospective du plasticien Pierre Huyghe au Centre Pompidou est une revisitation complète de son œuvre depuis le milieu des années 1980. Une expérience rare.
Il y a un chien dans l’exposition de Pierre Huyghe au Centre Pompidou. Ce n’est pas un chien comme les autres, non. “C’est LE chien”, nous dit Pierre Huyghe. Le même qu’on avait déjà pu voir à la Documenta de Kassel l’an dernier, évoluant dans un coin de paysage, sur un terrain vague poétisé par l’artiste. C’est un beau lévrier blanc, forcément élégant, déjà esthète, mais avec une particularité notable : une de ses pattes est tatouée en rose fuchsia. Ça lui fait une longue barre rose verticale sur la patte droite. Dans l’exposition de Pierre Huyghe au Centre Pompidou, il y a un monochrome rose sur la patte du chien.
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Il y a aussi des personnages dans l’exposition de Pierre Huyghe. Ils se promènent tranquillement dans les salles, portent des têtes d’animaux en fourrure, dans une ambiance de carnaval triste. Gardiens de musée fictionnels, ou visiteurs égarés. Ils viennent de loin : de 1993. Et même d’un parc d’attractions de Dijon fermé depuis des lustres et nommé La Toison d’or. Pierre Huyghe avait alors proposé à un groupe d’adolescents d’errer dans la ville, de “déambuler sans script” déguisés en animaux. Il y a aussi Blanche-Neige, ou plutôt, sur un petit écran caché derrière une paroi, il y a la dame, Lucie, qui a donné la voix française à la Blanche-Neige de Walt Disney et qui raconte son histoire, comment elle a été dépossédée de sa voix par l’industrie du spectacle.
Il y a une patinoire dans l’exposition de Pierre Huyghe. Une patineuse artistique y virevolte. Ce n’est pas Holiday on Ice pourtant : “Je ne fais pas de spectacle”, “Je ne fais pas de mise en scène”, “Je ne fais pas du cinéma”, “Je ne fais pas de la télévision”, “La ville ne m’intéresse pas”, nous dit-il. “Je produis des situations. J’intensifie ce qui est là. C’est tout mon travail : intensifier la présence de ce qui est. Ça a toujours été là chez moi. Même au tout début des années 80, quand je suivais la scène punk, les concerts, les squats, je me sentais déjà très impliqué dans des situations.”
Il y a des conséquences à cela : “Du coup, le terme de spectateur ne convient pas à ce que je fais. Je préfère le terme de témoin.” Dans l’exposition de Pierre Huyghe, la patinoire est en glace noire. Il y a des cartels sur les murs dans l’exposition de Pierre Huyghe. Sauf qu’ils ne nous renseignent pas sur toutes les œuvres généreusement rassemblées par l’artiste : ce sont ceux de l’exposition précédente, que le Centre Pompidou avait consacrée il y a quelques mois à l’artiste californien Mike Kelley. “Je n’avais pas envie de décider des murs, de construire une architecture pour l’exposition. J’ai préféré travailler dans un espace donné, faire avec ce qui était là, et donc j’ai repris l’espace tel qu’il avait été conçu pour l’expo d’avant.”
Il nous dit encore : “J’ai de moins en moins envie de faire une ‘exposition’. Mais j’ai dans l’idée que quelque chose se passe, se forme : une situation.” Pour sa rétrospective, passé les 50 ans, Pierre Huyghe nous offre donc une relecture complète de son travail. Il refuse la consécration, la chronologie, les explications, refuse de se voir embaumer vivant. Il propose un moment plein de fragilités, de tensions. Il nous montre un aspect que nous n’avions pas bien vu, pas suffisamment diagnostiqué : un art de la situation.
On disait : Pierre Huyghe est dans le récit. On disait que depuis le début des années 90, il a repensé de bout en bout le format de l’exposition. C’est vrai. Et certains ont cru, à tort, qu’avec son remake de Fenêtre sur cour en version super-8, il faisait du post-cinéma. “Il y a eu une lecture partielle de mon travail, témoigne-t-il. J’ai senti une certaine paresse des commentaires et des interprétations. Une mise au point était nécessaire. Beaucoup de lectures étaient rétrogrades, dans la mesure où elles ramènent toujours à des choses déjà dites et anciennes. Or les choses changent, mutent. On voudrait une permanence, on voudrait que tout change sauf l’art qui, lui, resterait immuable.”
Dans l’exposition de Pierre Huyghe, les choses bougent et le regard change. Il y a des aquariums dans l’exposition du Centre Pompidou : “Un monde en soi, séparé de nous.” D’étranges créatures invertébrées se déplacent sous des pierres flottantes. Dans l’aquarium Zoodram 4-5, il y a un bernard-l’ermite qui habite la sculpture Muse endormie, de Brancusi. “Le vivant introduit de l’accident, de l’imprévu.”
La nuit au Centre Pompidou, l’exposition de Pierre Huyghe est fermée mais il y a encore les abeilles, les araignées et les fourmis, les créatures invertébrées des aquariums. On songe à la lecture des textes du philosophe Bruno Latour, ou du métaphysicien Quentin Meillassoux qui s’efforce de penser “un monde sans homme”. “Comme tout le monde depuis trois ou quatre ans, nous dit Pierre Huyghe, je me suis intéressé à ces textes, et ça a été vraiment fort pour moi de rencontrer ces pensées. Ça a confirmé mes intuitions, ce vers quoi j’allais avec mes propres outils. Je voudrais que quelque chose ait lieu, qu’il y ait quelqu’un ou non pour le regarder.”
Dans la rétrospective de Pierre Huyghe, on imagine l’exposition sans visiteurs. Il y a vous dans l’exposition. A l’entrée, un jeune homme vous demande votre nom et le déclame haut et fort. Il vous annonce, comme on le faisait jadis, dans les salons de l’aristocratie. Il proclame votre arrivée aux fourmis et aux araignées, aux aquariums, au chien, aux films. “En ce moment, je répète en boucle cette formule : il ne s’agit pas d’exposer quelque chose à quelqu’un, mais d’exposer quelqu’un à quelque chose. Quelque chose qui est là, en soi.” Dans la rétrospective de Pierre Huyghe au Centre Pompidou, vous êtes exposé à quelque chose. Vous êtes dans l’exposition. Vous êtes, vous aussi, en situation.
Pierre Huyghe jusqu’au 6 janvier au Centre Pompidou, Paris IVe, www.centrepompidou.fr
Catalogue (Centre Pompidou Editions) avec des textes de Tristan Garcia, Emma Lavigne, Vincent Normand, 256 pages, 39,90 €
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