À l’occasion de l’exposition “Paris est pataphysique” au musée Carnavalet, le célèbre créateur Philippe Starck nous transporte dans sa vision d’un Paris fantasmé, à l’aide d’une science peu connue du grand public : la pataphysique. Rencontre.
Après avoir pris un véritable bain de sueur au célèbre club des Bains Douches, transformé en véritable salle de bain déstructurée où des affiches de Depeche Mode et de Joy Division recouvrent un carrelage sale et usé, on tombe sur le Café Costes et son horloge mythique qui ne marque pas toutes les heures et distord le temps tel un trompe-l’œil, représenté ici en escalier. On passe également par le Caffè Stern, où le célèbre lapin d’Alice au pays des merveilles nous invite à plonger dans ce lieu chimérique où déambule entre autres une chenille de rats avec une tête de pigeon. C’est toutes ces choses étranges et mystiques que nous propose de voir Philippe Starck dans l’exposition Paris est pataphysique au musée Carnavalet.
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Ce voyage onirique où réalisme déstructuré et sensibilité se mêlent prend forme grâce à la pataphysique, définie par son créateur Alfred Jarry (1873-1907) comme “la science des solutions imaginaires”. Membre du Collège de ‘Pataphysique depuis 2021 en tant que régent d’abstraction pratique et de concrétion spéculative, le designer industriel français propose ainsi un regard nouveau sur le monde, et notamment sur la ville de Paris. Avec une intention bien précise : inciter les gens à voir plus loin que la réalité évidente et matérielle qui s’offre à eux.
Pourriez-vous expliquer en quelques mots ce qu’est la pataphysique ?
Philippe Starck – Je ne peux pas expliquer la pataphysique en quelques mots parce que je ne suis pas un spécialiste, mais je peux expliquer pourquoi elle m’intéresse, pourquoi j’en fais partie et pourquoi elle mérite d’exister. Pour ça, il faut remonter un peu en amont. Dans chaque espèce, à la naissance, il y a l’obligation de signer un contrat, sans aucune obligation sur son texte. Ce contrat est une sorte de devoir instinctif. Je connais le mien, qui a toujours été une évidence pour moi. Mon contrat est d’aider, principalement mon espèce animale, dans la continuation de la construction de son évolution. Notre évolution mérite qu’on s’y intéresse par le prisme de la beauté. Ce qui m’intéresse, c’est de participer avec mes petits moyens, de toutes les façons que j’ai, à être dans le générique de ce grand film. Et quand on fait un travail, l’important, c’est le style et la recherche de l’élégance.
L’un des résultats secondaires et que l’on arrive rapidement à ne pas vouloir embarrasser l’autre. Pour moi, le moyen d’y parvenir est, dans tous les cas de figure, de prendre tout ce qui est grave avec légèreté et tout ce qui est léger avec gravité. Cette mise en relativité est extraordinaire parce qu’on peut décider soi-même de ce qui est grave ou pas. Elle peut se faire par l’humour, l’une des plus belles et vitales sécrétions de l’intelligence humaine. Cette mise en relativité est étrangement la même que celle d’Einstein qui nous raconte que rien n’existe, que tout n’est que des petits atomes mis dans certaines architectures dues à un courant électrique ou une chimie quelconque. Cette relativisation permet de vivre au quotidien l’élégance, et comme on voit clairement que rien n’existe, rien n’est sérieux, on voit qu’il y a la possibilité permanente d’une mise en ridicule. C’est ce que je pratique.
Pour exercer tout ça, on arrive très vite à l’habitude d’un regard différent, diagonal. Il faut parvenir à pénétrer les structures des choses pour pouvoir revenir sur ses acquis de l’humour et tordre les choses, les diagonaliser. Il n’y a que la création diagonale qui soit intéressante. On a vu quelques fois du beau travail grâce à la création orthogonale, mais on a jamais vu de fulgurances qui ont changé le monde et l’ont fait avancer. La créativité doit donc être diagonale, subversive, une sorte de fantaisie et de rire permanent. Quand vous avez fait tout ça, vous êtes en position de pouvoir aider.
“Je suis surréaliste dans un monde surréaliste”
Et la pataphysique, dans tout ça ?
Mon père, qui était un grand créateur d’avions, était très intéressé par Ubu Roi, la pièce de théâtre fondatrice d’Alfred Jarry (le père de la pataphysique, ndlr). C’est un personnage qui m’a accompagné toute ma vie, et il est ce que je viens de décrire. C’est un roi qui est volontairement ridicule, et grâce à ça, il peut faire des choses extraordinaires pour son peuple – il invente le communisme réussi. J’ai donc toujours gardé un œil sur les pataphysiciens, comme sur le surréalisme, parce que c’est finalement la version artistique de la patapysique. On retrouve d’ailleurs Prévert, Ionesco, Queneau, Boris Vian, Perec dans le mouvement. J’ai toujours utilisé dans mon langage le surréalisme, parce que d’abord c’est ma vie – je suis surréaliste dans un monde surréaliste –, mais également parce que c’est un langage universel. Il y a toujours quelque chose d’intéressant de caché sous une blague, donc tout le monde peut comprendre et être interpellé par une action surréaliste.
Apparemment, vous n’étiez pas très partant pour réaliser cette exposition.
Oui, mais quand je me suis retrouvé entraîné dans cette exposition que je ne voulais pas faire, je me suis aperçu que j’étais déjà dans une action pataphysique. Et donc que j’allais continuer. Le thème était mon Paris, mais je n’ai aucune légitimité à parler de Paris dans la mesure où je n’aime pas les villes et je n’y ai jamais vécu. Tout d’un coup, je me suis rendu compte que je pouvais me servir de l’exposition pour faire découvrir une possibilité de regard diagonal, de voir autre chose que ce que l’on voit. Ce qui est vital, car l’habitude de voir nous fait tout voir en deux dimensions, alors que ce qui nous entoure est multidimensionnel. Et moi, je vis là dedans.
Hier j’ai traversé Paris en moto, et tout ce que j’ai vu était formidable de fantasmagorie. J’ai voulu montrer que tout ce que l’on voit peut être transformé en autre chose pour le plaisir de remettre tout en doute. Ce qui donne la possibilité à beaucoup de gens, qui n’ont malgré tout pas une vie très drôle et ne sont pas très à l’aise dans tout ce qui est en train d’arriver, de s’échapper. Quand vous savez que le Canal Saint-Martin est l’inventeur du potage Maggi et que l’obélisque de la Concorde est une fusée faite par Napoléon pour écraser les Anglais, ça vous rappelle que rien n’est vrai, tout est autre, dans l’envers du décor. Aucune grande création n’a jamais poussé au soleil. Les choses poussent à l’ombre, comme les champignons qui vivent dans les fentes, à l’abri. J’ai donc utilisé cette exposition pour essayer de montrer les failles, presque dimensionnelles, où tout peut se loger et être infini.
Vous dites que vous avez essayé de représenter des visions diagonales dans cette exposition. Certaines de vos idées ont-elles été trop abstraites pour être représentées d’une manière réaliste qui vous convienne ?
La question ne s’est pas posée, dans la mesure où j’ai tout fait très vite. C’était des flashs que j’avais, donc des choses que j’avais dans la tête que j’ai fait quasiment en écriture automatique, comme elles sont venues. Mais la réponse logique serait non, car nous sommes dans l’impossible réalisé dans notre tête, c’est ça la pataphysique. Et n’oublions pas que ce qui est dans notre tête est aussi important que ce qui est fait en vrai, puisque c’est le regard que l’on porte sur les choses qui fait vivre les choses, et les gens. Si je vois la colonne de la Bastille comme un axe faisant tourner la Terre, c’est donc vrai. Tout ça nous ramène à la mécanique quantique, où chaque chose qui existe, existe d’une autre façon en même temps. C’est un empilement de toute les possibilités.
Avec du recul, êtes-vous satisfait de ce que vous avez réalisé dans l’exposition ?
Non, je ne suis pas satisfait. Je ne voulais absolument pas d’une exposition sur moi, et quand je suis venu, j’ai vu qu’il y avait beaucoup de choses de moi. Je n’y avais pas fait attention, mais c’est devenu une exposition sur moi, et ce n’est pas mon sujet. Je ne vous cache pas que si elle durait plus longtemps, j’aurais demandé qu’on remanie et qu’on enlève tout ce que j’ai fait. Il y a eu déviation, ce qui a permis à certains de vos confrères à la vue courte de dire que c’était une exposition mégalomaniaque. Ce n’est vraiment pas ça pour la bonne raison que je ne suis pas du tout mégalomane, j’aurais plutôt le problème d’un manque de confiance en moi.
Qu’auriez-vous aimé faire différemment dans ce cas ?
J’aurais voulu pouvoir utiliser toutes les choses inutiles pour nous emmener le plus loin possible. Comme je l’avais demandé au début, par des effets hypnotiques, des aberrations, des diffractions, des réfractions. Cela aurait été formidable. J’aurais aimé que mon exposition devienne une drogue. Mais elle a été en permanence rattachée à la Terre à cause de certaines choses, comme les Bains Douches. C’est vrai qu’il y a des actes surréalistes dedans, comme le trou dans le carrelage, mais il a aussi été normalisé. En réalité, on passait des pornos derrière, ce qui n’était pas trop fait pour le musée Carnavalet.
C’est amusant.
Ça a d’ailleurs été très apprécié, surtout par Andy Warhol. Un jour, je suis descendu et je passais par hasard aux Bains Douches. Là, j’entends en anglais : “Mais quel est le génie qui a fait ça ?” Il parlait du trou. J’arrive à cet instant et on me désigne. Alors Warhol vient et me serre dans les bras en me disant : “C’est génial, tu es un génie.” Au moins, j’avais gagné ça.
Vous regrettez donc certains choix dans l’exposition ?
Oui, mais c’est de ma faute, parce que quand on ne veut pas faire quelque chose, il ne faut pas le faire. Ou alors, il faut le faire à fond. Et là, je l’ai fait en traînant des pieds, pour faire plaisir. Le résultat est que je ne suis jamais content, je ne vois que les faiblesses. Mais c’est un peu ma nature. En revanche, le nombre de visites et les retours sont extraordinaires et les gens apprécient cette fantaisie. Il y a très peu de fantaisie gratuite comme ça. Dans les musées, tout est sérieux, surtout à Carnavalet. Tandis que là, on prend le risque de sauter en parachute sans parachute en disant des bêtises. Des bêtises qui en restent pour ceux qui ont la vue courte, mais qui sont un peu mieux si on regarde ce qui vient derrière.
C’est vrai que tout était très voilé et onirique dans cette exposition, comme s’il y avait la volonté d’emmener les visiteur·euses dans un voyage.
Bien sûr, oui, c’est un voyage. Mais le voyage aurait dû être encore plus fascinant, plus emportant. Vous avez remarqué, tout est symbole dans l’exposition mais on voit toujours l’envers du décor, il n’y a jamais un décor propre. On voit que tout est crado et abîmé, et pas assez, d’ailleurs. Parce qu’on ne cherche pas la perfection, qui est limitative, on cherche l’ouverture. J’ai fait cette exposition comme un gros décapsuleur pour nous ouvrir le crâne, et que les gens se disent en sortant : “Ça m’a donné des idées, ces conneries. À force de raconter des conneries, moi aussi je veux en faire.” C’est ce dont on a besoin, parce que la pensée disruptive, dans sa première analyse et sa première acceptation, c’est avant tout de voir une grosse connerie.
Pousser les gens à avoir cette vision, c’est ce qui vous a donné envie de faire cette exposition ?
Le peu d’expositions que j’ai acceptées, ça n’a jamais été pour moi, je m’en fiche de moi-même, j’éprouve plutôt un mépris formidable à mon encontre. Je me suis dis que si quelqu’un me faisait l’honneur d’avoir envie de faire une exposition avec moi, et qu’on y dépensait de l’argent et du temps, il fallait que ça serve aux gens qui y viendraient. Non pas pour acquérir un enseignement académique, ce n’est pas mon travail, mais un enseignement que moi je peux donner grâce à ma folie relativiste.
Et d’où vient-elle, cette folie relativiste ?
Elle vient d’une vraie maladie mentale. Je fais clairement partie des neurodivergents.
Propos recueillis par Valentin Boero.
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