Nouvellement promu directeur de La Ménagerie de Verre à Paris, Philippe Quesne hérite du lieu créé voici quarante ans par Marie-Thérèse Allier. En guise de premier acte, il organise une exposition immersive dans la filmographie de Jean-Luc Godard. Le Festival d’automne lui consacre également un mini portrait en trois spectacles où il démontre son éclectisme artistique, avec un drôle de space opera, une installation hantée et la mise en scène d’un lied de Gustav Malher. Rencontre.
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Vous venez de prendre la direction de la Ménagerie de Verre à Paris. Que représente cette salle pour vous ?
Philippe Quesne – D’abord, c’est un lieu que j’adore, une salle créée dans le parking d’une ancienne imprimerie dont les ateliers sous verrière ont été transformés en studios de danse. J’y suis longtemps venu comme spectateur pour voir les travaux de Xavier Leroy, Jérôme Bel ou Claude Régy. La Ménagerie de Verre représente aussi beaucoup dans mon parcours créatif. Marie-Thérèse Allier, la directrice et fondatrice du lieu, m’a invité a présenter chez elle ma première pièce, La Démangeaison des ailes.
En 2004, j’avais créé le spectacle à Dijon avec une bande d’amis dont certains m’accompagnent encore aujourd’hui. C’était un coup d’essai. J’étais le prototype de l’artiste émergent et Marie-Thérèse avait fait le déplacement pour découvrir mon travail avant de me convier à le présenter dans le cadre de son festival, Étrange Cargo. L’étape a été déterminante pour l’avenir de la compagnie en ouvrant la porte sur une première tournée. On ne pouvait rêver mieux. Plus tard, j’ai eu l’occasion d’être invité en résidence pour créer d’autres spectacles comme L’Effet de Serge.
Comment en êtes vous arrivé à prendre cette direction ?
Au fil du temps, des liens très forts m’ont rapproché de Marie-Thérèse Allier, même si, à partir d’un certain moment, mes spectacles ne rentraient plus dans la salle de la Ménagerie. À 91 ans, elle envisageait depuis deux ou trois ans de passer les clefs de la maison à quelqu’un dont elle appréciait l’état d’esprit. Elle avait imaginé que je pourrais prendre sa suite. Sa mort en mars dernier a précipité les choses. Sensible à l’émergence et ultra réactif, le modèle inventé avec la Ménagerie de Verre reste d’avant-garde dans le domaine des formes hybrides et irrévérencieuses qu’elle a toujours défendues.
Votre premier geste est de reprendre un parcours consacré à la filmographie de Jean-Luc Godard, la suite d’une exposition initiée en 2019, alors que vous étiez le directeur du théâtre Nanterre- Amandiers.
À l’aube des quarante ans de la Ménagerie de Verre, on cherchait une idée pour habiter le lieu. Marie-Thérèse a tout de suite été enthousiaste quand je lui ai parlé de reprendre ce parcours dédié à Jean-Luc Godard. Je l’ai mise en relation avec l’équipe qui entourait le réalisateur et avec laquelle j’avais travaillé à Nanterre. Elle trouvait très beau que l’on puisse visiter l’exposition le soir en parcourant les studios de danse où se donnent des cours le jour.
Cette fois, on va se concentrer sur les cinq derniers films de Godard : Éloge de l’amour (2001), Notre musique (2004), Film Socialisme (2010), Adieu au langage (2014), Le Livre d’image (2018). Je me réjouis que le projet rebondisse aujourd’hui. C’est très émouvant de commencer par mettre en œuvre cette nouvelle page qu’on avait rêvée ensemble, et de le faire l’année de leur double disparition.
Au départ du projet, comment êtes-vous entré en contact avec Jean-Luc Godard ?
De manière très spontanée. Je cherchais un événement pour clore mon mandat à Nanterre. Je suis tombé sur son intervention mémorable au smartphone où il annonçait, à propos du Livre d’image, que le film était à Cannes mais qu’il n’envisageait pas de le sortir en salle, car ce n’était plus forcément l’endroit où voir ses films. Comme il excluait aussi les grandes institutions et les musées, je me suis permis de lui écrire.
Je lui ai fait passer ma demande de consacrer une exposition à ses films en entrant en contact avec son entourage. Je me présentais en fan de son travail en lui expliquant que j’avais un théâtre qui était dans la liste des lieux restant possibles pour montrer ses films. J’ai été jusqu’à lui préciser que si le théâtre ne lui convenait pas, il y avait en face une piscine qui pourrait aussi faire l’affaire.
L’accord a été immédiat et on s’est vite mis au travail avec trois de ses proches collaborateurs, Fabrice Aragno, Jean-Paul Battaggia et Nicole Brenez. J’avais libéré tous les espaces du théâtre, du plateau aux loges et au dessous de scène, on a tout investi. Je n’ai jamais rencontré directement Jean-Luc Godard, mais je sais qu’il était tenu au courant de tout ce qu’on faisait. Après coup, il m’a envoyé un gentil mot pour me remercier.
Quel est votre projet pour la Ménagerie de Verre ?
L’espace est atypique et c’est sa force. Travailler à la Ménagerie de Verre a été important pour une nouvelle génération d’artistes mais aussi pour d’autres, plus connus, qui ont trouvé là une occasion de repenser leur esthétique.
Il n’y a aucune raison de changer quoi que ce soit. Il faut juste perpétuer la méthode de Marie-Thérèse Allier, faire confiance à l’intuition et miser sur le talent de se réinventer au quotidien. L’important étant de préserver le fait qu’il s’agit d’une ruche de travail et d’échanges qui ne reçoit du public que lors d’événements ponctuels, comme le festival Inaccoutumés à venir fin octobre. C’est cette pulsation mesurée entre ouverture et fermeture qu’il faut conserver.
Vous avez longtemps été scénographe avant de devenir metteur en scène. Qu’est-ce que cela change dans votre approche de la scène ?
J’ai été formé dans les écoles d’art. Dès quinze ans, je suis entré à l’école Estienne avant de passer par les Arts Déco où j’ai étudié la muséographie, la scénographie et la performance. Cet environnement est propice à l’envie de donner vie à ses propres fables et cet enseignement rend possible le fait de rêver à d’autres mondes, en prétendant que la fiction est l’endroit de solutions qui peuvent résoudre des questions qui se posent dans la réalité.
J’ai ensuite passé dix ans à gagner ma vie comme scénographe ; c’était une expérience très riche d’assister à des répétitions menées par d’autres. Dans les années 2000, tout ce que je voyais au théâtre me lassait vite. Ce déclic m’a amené à m’intéresser à faire spectacle de ce que les autres laissaient de côté et à imaginer le théâtre à partir de la poésie et de la littérature, de collages d’images ou de l’idée qu’un espace pourrait engendrer une histoire.
Au début, j’y consacrais mes week-ends. J’inventais mon théâtre comme on répète dans un groupe de rock, sans pression et dans l’intimité d’un petit cercle d’amis. Ma croyance dans les aventures collectives se double dans mes fables du désir d’assumer la fragilité et le bricolage de leur fabrication. Prendre le temps de me trouver a été une étape déterminante dans la construction de mon imaginaire.
Avec trois spectacles à l’affiche du Festival d’automne à Paris, on va dans le même découvrir la grande diversité de vos approches créatives.
Au-delà du plaisir de les voir réunies par le festival, ces trois pièces m’ont été commandées juste avant la pandémie et les aléas liés à la fermeture des salles. Ceci explique ce calendrier où l’on peut les découvrir ensemble sans que ce soit prémédité.
Avec Cosmic Drama, vous nous entraînez dans un space opera.
J’ai rêvé d’une pièce de science-fiction mettant en scène une petite communauté d’astronautes se penchant sur le sort d’un astéroïde dépressif, orphelin parmi les siens. Il s’agit d’humains qui tentent d’établir un dialogue avec des pierres errantes de l’espace.
Dans Fantasmagoria, vous rendez hommage à l’art forain.
Ca fait longtemps que j’avais envie de travailler sur un théâtre se passant des acteurs. Le déclencheur a été le désir de redonner sa chance au squelette qui volait dans La Démangeaison des ailes. Je me suis souvenu d’Étienne-Gaspard Robertson, qui mettait en scène des spectres dans des baraques de foire à l’époque de la Révolution française. J’ai réuni une quinzaine de pianos mécaniques et je fais entendre des textes de bonimenteurs en voix off. C’est le prétexte à des apparitions fantomatiques dignes des lanternes magiques d’antan et des attractions des Grands Boulevards.
Avec Le Chant de la terre, vous montez un Lied de Gustav Mahler.
J’accepte très rarement les formes opératiques. Mais je ne pouvais refuser Le Chant de la terre, pièce géniale sur la réconciliation de l’homme et de la nature. C’est une réflexion sur la beauté et la lente disparition du monde tel qu’il était… Une manière de prendre date en 1907 de la fin du romantisme. Je m’empare de l’œuvre avec une grande humilité. J’ai imaginé une vaste lande de terre qui réagit aux intempéries et un accrochage de toiles d’Albert Bierstadt qui bougent simplement dans le vent.
On va fêter en 2023 les quarante ans de la Ménagerie de Verre. Qu’envisagez-vous pour cet anniversaire ?
Pour rendre hommage à Marie-Thérèse Allier, je souhaite me rapprocher au plus près de ce qu’elle avait imaginé, une réunion de créateur·ices ayant participé de l’histoire de la Ménagerie de Verre et des nouvelles têtes à découvrir. Je veux éviter tout cérémonial et donner la place aux artistes.
L’étrangeté de cet anniversaire, c’est qu’il correspond aux vingt ans de ma compagnie. À cette occasion, j’ai le désir de créer une grande fresque en m’emparant du Jardin des délices de Jérôme Bosch. Ce tableau peint en 1500 fait lien avec le surréalisme et ouvre une foule d’histoires à raconter. J’adore démarrer l’écriture d’un spectacle comme une enquête, et celle-ci s’avère des plus excitantes.
Propos recueillis par Patrick Sourd
Dans le cadre du Festival Inaccoutumés (jusqu’au 5 novembre)
Éloge de l’image, parcours dans la filmographie de Jean-Luc Godard, conception Fabrice Aragno et Jean-Paul Battaggia, du 23 novembre au 18 décembre, La Ménagerie de Verre, Paris.
Dans le cadre du Festival d’automne à Paris
Cosmic Drama, conception, mise en scène et scénographie, Philippe Quesne, du 20 au 22 octobre, MC93, Bobigny.
Fantasmagoria, conception, mise en scène et scénographie, Philippe Quesne, du 3 au 6 novembre, Centre Pompidou, Paris.
Le Chant de la terre (Das Lied von der Erde) de Gustav Mahler, direction musicale Emilio Pomarico, mise en scène et scénographie, Philippe Quesne, les 9 et 10 novembre, Théâtre du Châtelet, Paris.
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