Pour commémorer les dix ans de la mort de Patrice Chéreau, le 7 octobre 2013, nous vous proposons de relire une interview qu’il avait donnée aux Inrockuptibles en 1995, à l’occasion de la sortie de son film “La Reine Margot”.
Un hommage sera rendu au metteur en scène le 2 octobre au Vieux-Colombier.
Auriez-vous pu, comme Koltès, vous installer à Barbès pour vivre ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
J’y vais quand je me rends sur la tombe de Bernard. Pas plus. Non, c’était ses choix à lui, pas les miens. Ce n’est pas mon monde. Il n’y a rien de plus ridicule que de faire semblant d’être plus marginal qu’on ne l’est. Même si, par moments, je pourrais être plus audacieux que je ne suis.
Pourquoi Koltès n’a-t-il pas aimé votre film L’Homme blessé ?
Il y apparaît en tant que figurant, dans la gare. Mais je crois qu’il trouvait le film trop sentimental, trop axé sur des choses qui lui importaient très peu comme la découverte de l’adolescence, trop axé sur l’homosexualité elle ne fait aucun problème mais elle y est très étalée. Il devait avoir l’impression qu’on était trop narcissiques, trop centrés sur des petits problèmes de développement et de maturité personnelle auxquels il était indifférent. C’était très fortement mon monde et celui d’Hervé Guibert, plus similaires que celui de Bernard et le mien. Bernard faisait l’impasse sur des choses qui m’importaient et, au contraire, développait très violemment des conflits qui me laissaient perplexe dans les pièces. Mais j’ai appris. C’est un monde absolument impitoyable : j’ai par exemple été très choqué quand je devais mettre en scène la fin de Quai ouest où Abad, le Black qui n’a jamais ouvert la bouche de toute la pièce, tue Charles, son copain d’enfance. Je lui demande “Mais pourquoi il le tue ?”,Koltès me dit “C’est un cadeau qu’il lui fait parce qu’il ne va pas s’en sortir, il est foutu, trop velléitaire, il ne sert à rien, il l’élimine. C’est un cadeau.” Je dis “Bon, je vais essayer de mettre ça en scène.” Ça ne correspondait donc pas forcément à mes points de vue, mais c’était beau de mettre en scène un auteur simplement parce qu’on croit que c’est un regard inévitable qu’il porte sur le monde, à côté duquel on ne peut pas passer. Il faut faire entendre cette parole-là, il faut faire entendre cette révolte-là, ce désespoir tranquille. Il disait que moi j’étais plus désespéré et lui plus pessimiste. Je pense qu’il m’a toujours pris pour quelqu’un d’un peu sentimental il avait raison. Je le suis beaucoup plus que lui en tout cas. Je m’apitoie, lui ne s’est jamais apitoyé sur rien, il trouvait qu’il fallait rire des choses et, en même temps, les raconter dans toute leur dureté. Une dureté qu’on ne pouvait pas adoucir. Ce qui est absolument vrai quand on regarde tout ce qui se passe maintenant : des situations vertigineuses qu’on ne soupçonnait pas il y a sept-huit ans, mais vers lesquelles on se dirige de plus en plus des guerres civiles totales à l’intérieur des sociétés. On va entendre Koltès de mieux en mieux : il suffit de voir le choix du sujet de Roberto Zucco, ou même Le Retour au désert, une pièce décriée mais que je trouve magnifique.
En quoi, fondamentalement, se différenciaient Koltès et Guibert ?
Leurs deux mondes étaient à l’opposé l’un de l’autre, leurs personnalités violemment différentes. Humainement, Hervé était beaucoup plus courtois et diplomate que Bernard, qui n’était pas un sentimental et trouvait Hervé trop égocentrique. Je ne pense pas qu’ils s’aimaient énormément. Hervé aussi avait un univers qui lui était propre : un monde de fantasmes très centré sur lui. Il se racontait d’abord. Lorsqu’il parlait de la façon dont on a écrit le scénario de L’Homme blessé, il disait “Au début, je ne voyais que moi comme personnage.” Il a d’ailleurs écrit une pièce qui s’appelle Moi, avec un seul personnage : pas “lui”, “moi”. Son monde était constitué lorsque je l’ai connu, il avait 18-19 ans, en 74, il était déjà construit dans ses premiers textes : La Mort propagande contenait déjà tout ce qui allait suivre. Chez Koltès aussi.
Vous aviez besoin de vous nourrir de ces deux univers, l’un altruiste et l’autre égocentrique ?
Visiblement, j’ai trouvé mon compte dans les deux. J’ai travaillé très profondément avec eux, ce sont les deux très grandes rencontres de ma vie. Même si, à la fin, je suis passé un peu à côté d’Hervé parce que, aux Amandiers de Nanterre, il n’y avait pas de place pour deux personnes. Bernard a pris la place et j’ai retrouvé Hervé plus tard, dans les deux dernières années de sa maladie.
Comment avez-vous vécu la fin de la vie de Bernard-Marie Koltès et d’Hervé Guibert ?
J’ai essayé de les accompagner de la façon la plus honnête et désintéressée possible. Bernard a vécu une agonie très difficile parce que, par moments, il perdait la tête. Il ne supportait plus d’être chez lui et a changé d’appartement parce qu’il lui fallait un ascenseur, il ne pouvait plus monter les escaliers. Il avait envie d’être libéré de toute attache, est parti pour s’installer à l’hôtel, a habité chez son frère, est revenu chez lui puis est reparti à Lisbonne peu de temps avant sa mort : il ne savait plus où se mettre. Je n’ai pas pu l’aider, il était inaccessible. Hervé un peu, je l’ai accompagné presque jusqu’au bout, on était contents de se retrouver. On peut aider, j’ai aidé dans la mesure où j’ai monté la pièce de Bernard, qu’il a vu la première et la dernière de la pièce et qu’il est mort un mois après. Je l’ai vu chaque fois qu’il a voulu, mais le fait qu’il ait demandé à ce que je ne monte pas Zucco il sentait sans doute le besoin de s’affranchir , qu’il m’ait convoqué pour me le dire, a jeté un froid. C’était ses choix, c’était à lui de vivre cette période comme il en avait envie, même si de l’extérieur on pense qu’il perdait la tête, qu’est-ce qu’on peut faire ? Rien. Récemment, les associations Aid et Lesbian & Gay Pride ont ouvert un concours de scénarios de films de cinq minutes dans le cadre de la prévention contre le sida pour lequel j’ai accepté d’être président du jury. Et je réaliserai l’un des films. Pour moi, c’est un plaisir et un devoir. Je suis mêlé à ce problème tous les jours à travers tous les gens que je connais ou que j’ai perdus. Le sida sera sans doute au centre de mon prochain film. Tout le problème est de savoir comment en parler je ne suis pas encore sûr d’y arriver. La maladie en soi n’est pas forcément un sujet. Par contre, les gens qui la vivent, oui.
Vous êtes considéré comme un visionnaire au théâtre. Comment vivez-vous le fait que vous n’ayez pas le même statut, la même reconnaissance en tant que cinéaste ?
Il n’y a pas d’échec, je suis fier des films que j’ai faits. Ce sont des malentendus pas graves. J’aurais le même statut si je me consacrais exclusivement au cinéma alors que je n’ai aucune raison de renoncer au théâtre, même si je vais en faire moins. Pour la première fois de ma vie, j’ai plusieurs sujets de cinéma en tête. On est en train d’écrire un film, une histoire originale et un sujet contemporain : ça se passe aujourd’hui, en France. Là, Hervé me manque beaucoup, c’est un scénario auquel j’aurais aimé l’associer. J’essaie de toucher quelque chose de ce que je crois comprendre ou de ce que je ne comprends pas, au contraire du désarroi d’aujourd’hui, des gens aujourd’hui en France. Ce sera plus petit en termes de moyens que La Reine Margot, plus proche de L’Homme blessé.
N’est-ce pas aussi ces grands écarts qui brouillent votre image de metteur en scène ? Des pièces de Koltès aux opéras à Bayreuth, deL’Homme blessé à La Reine Margot ?
Il n’y a pas de message. Je crois qu’il y a un monde cohérent, qui est le mien, qui réapparaît dans tous les films et toutes les pièces. Je suis la même personne dans tous les cas. Je ne suis pas l’auteur des spectacles de théâtre que je fais, je n’en suis que le metteur en scène mais, par contre, j’essaie d’être l’auteur de mes films. Je suis long au cinéma, alors qu’au théâtre je suis très rapide. On peut ne pas aimer La Reine Margot, mais il y a un cinéaste dans ce film, il y a de vrais, de longs moments de cinéma, je le sais. Je n’ai peut-être pas réussi à faire un film complet qui serait un événement de cinéma total. Un jour ou l’autre, on finira bien par me considérer comme un metteur en scène qui fait les deux. Ça ne se fait plus, alors que tous les exemples que j’ai, comme Welles ou Visconti, Bergman ou Kazan je ne me compare pas , ont fait les deux. Le cinéma mène un mauvais débat avec le théâtre : il est obsédé par l’idée de ne surtout pas être théâtral, alors qu’il y a de très grands films très théâtraux et que le cinéma est né du théâtre. Je revendique cette filiation et je revendiquerai toujours le passage de l’un à l’autre. Je ne ressens pas un manque de reconnaissance, pas depuis La Reine Margot en tout cas. Mais comme je risque toujours d’alterner, je resterai à part. Attendons que je fasse encore trois-quatre films et on en reparlera.
L’imbrication vie privée/vie professionnelle a-t-elle toujours joué en faveur de votre travail ou a-t-elle parfois été un obstacle ?
Je ne me pose pas cette question. Mon travail se confond souvent avec la vie, j’ai fait beaucoup de pièces et de films avec des gens que j’ai aimés soit comme amis, soit dont j’ai partagé la vie par moments. C’est mélangé : ce n’est pas toujours simple, mais c’est ma façon de faire. Il y a des gens avec qui je ne partage rien d’autre que des choix professionnels, c’était le cas avec Bernard. Mon adolescence était un peu celle du gamin interprété par Jean-Hugues (Anglade) dans L’Homme blessé non pas qu’il me soit arrivé tout ce qui lui arrive dans le film et l’assurance que j’ai eue dans la vie, je l’ai gagnée exclusivement avec le métier : c’est donc très lié. J’ai voué une passion exclusive au théâtre parce que, là, je m’en sortais. Alors que je ne m’en sortais pas dans la vie. Et je sais paradoxalement que, trente ans plus tard, le fait de jouer Dans la solitudedes champs de coton aussi longtemps, au bout de soixante-dix représentations, me transforme profondément. Ça m’a fait découvrir et au début je n’en étais pas très content à quel point je peux être dans la vie profondément comme ce type qui propose toujours, qui réclame, qui dit qu’il a tout une façon de mendier en permanence puisqu’à la fin de la pièce il dit “Vous êtes sûr vraiment que vous ne m’avez rien dit que je n’aurais pas entendu ?” Pascal Greggory et moi jouons sur des choses très proches de notre nature : moi je suis très dealer, lui très client, profondément, personnellement, de façon privée : quand c’est fini pour lui, c’est fini. Il est beaucoup plus intransigeant que moi. Faire tous les soirs l’acteur comme c’est le cas en ce moment est une expérience que je ne renouvellerai pas tous les ans. Ce qui est fatigant, c’est l’extrême honnêteté avec laquelle on essaie de le faire tous les deux, Pascal et moi. Ne pas tricher, ne pas s’en remettre au métier : être devant un vide tous les jours avant la représentation et se dire qu’il faut sauter. On est les yeux dans les yeux et on ne peut pas mentir. Ça fait souffrir parce que les émotions sont vraies et j’essaie de ne pas trop m’y dérober. C’est ce qui fait aussi, il me semble, le prix du spectacle.
Que mendiez-vous ?
Tout. Qu’on s’occupe de moi. On réclame de l’attention, de ne pas être seul, de l’amour évidemment. L’obsession de Bernard était de masquer la situation de base, or, elle très claire : deux personnes qui se draguent. L’idée de draguer lui semblait appauvrir le texte, je pense au contraire que ça l’enrichit. C’est un dialogue qui contient toute la vie et tous les désirs : ils crèvent d’être seuls, veulent l’autre et, finalement, la denrée qu’ils vendent c’est eux-mêmes mais pas à n’importe quelles conditions. C’est comme dans la vie : pas en se proposant directement. Il faut toujours que l’un demande. “Demandez-le moi et je vous le donne, je vous le vends”, dit le dealer. L’autre répond “Devinez et je vous dirai si vous avez raison, c’est à vous de deviner.” C’est vraiment comme dans les relations affectives. Un art de la stratégie relationnelle : ce que Bernard appelle le deal, la transaction, c’est effectivement qu’on négocie toujours une chose contre une autre, dans la vie. Bernard est parti d’une scène qui a duré une minute : quelqu’un qui l’a abordé dans la rue à New York en lui disant “J’ai tout ce que tu veux, du shit, de la coke, de l’héro, tout.” Et Bernard a compris que l’autre faisait la manche. La durée du spectacle une heure vingt est purement théâtrale : c’est ou dilaté ou beaucoup plus court que la réalité. Voilà ce que je trouve très fort dans son texte : il a réussi à condenser ça en soixante pages. Cette situation a duré une minute, mais une drague peut en durer dix, une demi-heure, ce rapport qui va jusqu’au malentendu total peut même durer des semaines, des années, ou toute une vie.
Propos recueillis par Christian Fevret et Pierre Hivernat
{"type":"Banniere-Basse"}