Pour commémorer les dix ans de la mort de Patrice Chéreau, le 7 octobre 2013, nous vous proposons de relire une interview qu’il avait donnée aux Inrockuptibles en 1995, à l’occasion de la sortie de son film “La Reine Margot”.
Un hommage sera rendu au metteur en scène le 2 octobre au Vieux-Colombier.
Regrettez-vous de ne pas avoir fait d’école de théâtre ?
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Pas du tout. De même que je n’ai pas fait d’école de cinéma. J’apprends très vite et sur le tas. Par contre, j’ai côtoyé beaucoup de gens qui m’ont énormément apporté : Roger Planchon, à l’époque où ses spectacles étaient absolument formidables. J’adorais le regarder en répétitions : je restais huit heures dans la salle. Quand il faisait la pause, je ne bougeais pas, on me retrouvait comme un coquillage sur le rocher. Il y a eu un choc énorme quand je suis allé en Italie, par un concours de circonstances. Là, j’ai atterri dans un théâtre, le Piccolo. J’y ai admiré Strehler au point de lui voler beaucoup de choses. Plus tard, je devais monter Richard II de Shakespeare à Marseille et je ne trouvais pas d’acteur pour jouer le rôle principal on avait peur de moi. Finalement, j’ai joué le rôle. Et là, il y avait un acteur dans la distribution qui est devenu un grand ami depuis, Daniel Emilfork qui joue dans La Cité des enfants perdus : un très très grand directeur d’acteurs. Tout ce que je sais des acteurs, je le tiens de lui. J’ai envie d’apprendre, je n’ai jamais pensé que je savais faire les choses. Je crois avoir un bon instinct, une énorme énergie parfois mal exploitée parce que je l’utilise en vrac. Je crois que ma principale qualité est de penser que, si on a une meilleure idée que moi, il faut la prendre tout de suite. Je n’ai pas d’orgueil. Quand je vais au cinéma, j’apprends tout le temps. Je regarde et je me dis “Comment c’est monté ? où est le passage de plan ?”, je vais revoir les films pour ça. Quand je faisais La Reine Margot, je me passais toujours Les Affranchis de Scorsese.
Monter une école de comédiens à Nanterre, c’était la volonté de transmettre ?
Non, s’il y a eu un élève dans cette école, c’est moi. La décision est venue de la personne qui a eu en charge cette école, qui y a tout fait : Pierre Romans, qui disait toujours que ce qui fait un grand comédien est mystérieux on ne comprend pas les mécanismes tellement c’est caché, lointain. C’est le produit de toute une vie, ce sont les sédimentations de toute une existence qui ressortent. Ce qui est fascinant avec les jeunes, c’est qu’on découvre ce que c’est que d’être comédien tous les jours, quels sont les mécanismes, les blocages, la difficulté qu’il y a à travailler sur soi tout le temps, c’est-à-dire d’être à l’écoute de l’outil de travail qui est en soi. Il n’y en a pas d’autre : un instrumentiste a un instrument, il en joue bien ou mal, mais pour un comédien, il faut jouer de soi. Ça, c’est très mystérieux et très éprouvant.
Vous n’aimez pas aller au théâtre ?
Au cinéma, vous pouvez somnoler : c’est comme regarder la télévision, un acte de divertissement. Le théâtre est un acte grave. Si l’investissement de l’acteur n’est pas total, je m’ennuie. Un mauvais spectacle de théâtre me rend très malheureux. Un très bon me rend très heureux parce que je me dis “Voilà quelque chose que j’aimerais savoir faire”, et ça me donne du courage pour continuer à en faire. Le théâtre a un avenir. Mais c’est compliqué, parce qu’il n’y a presque plus d’auteurs. Après Koltès, qu’y a-t-il ? A la différence des autres “jeunes” auteurs, Koltès transportait une vision, une philosophie, une morale du monde un monde dans lequel les jeunes spectateurs se reconnaissent. La question de savoir si le théâtre sert encore à quelque chose est en moi depuis plus de vingt ans. J’ai toujours tendance à répondre non, et les spectacles que je fais sont une réponse à cette question… Que raconter pour que ce soit important, utile et beau d’aller au théâtre ? Ce qui est magnifique dans le théâtre, c’est que le spectacle est fabriqué directement sur le plateau, par des acteurs qui vivent l’expérience devant nous. Pour réunir du public, il faut avoir quelque chose à dire de particulier qui ne peut se dire que par le théâtre. Dans la solitude des champs de coton est une réponse, une manière de revenir aux lois du théâtre : deux acteurs, un texte et une qualité d’émotion qui ne peut exister nulle part ailleurs. Ce corps à corps entre deux personnages pendant une heure vingt ne peut pas exister au cinéma. Le théâtre est un tout petit artisanat très menacé. Le cinéma aussi, parce que des choses qui s’apparentent à des représentations du monde arrivent directement chez les gens les images qu’on voit à la télé n’ont aucun sens, elles sont en vrac. Mais elles sont, à tort, assimilées à du spectacle. Je n’ai jamais fait de télévision.
Pour mener une carrière comme la vôtre, faut-il un certain calcul ? Peut-on se retrouver à la tête d’un théâtre comme Nanterre ou monter quelque chose d’aussi ambitieux que La Reine Margot sans être stratège, sans compromis ?
Je ne suis pas très stratège, mais je ne suis pas naïf. Il y a un minimum de stratégie à avoir si on veut se faire entendre et avoir les moyens de travailler. Se donner les moyens de son ambition ne vient pas en restant chez soi à attendre que ça arrive. La Reine Margot a toujours été une bataille. “Compromis”, ça voudrait dire qu’on accepte un point de vue qui n’est pas le sien. Il y a une stratégie obligatoire dans la vie à partir du moment où vous voulez imposer vos idées. Si vous êtes naïf, vous vous faites tout refuser.
Ne pourrait-on pas voir une contradiction entre le fait de défendre Koltès et d’être lié au pouvoir ?
Je ne suis pas lié au pouvoir. Il se trouve que j’ai dirigé deux fois dans ma vie un théâtre subventionné, donc des institutions, signant donc un contrat avec un Etat, avec des droits et des devoirs. Il y avait un cahier des charges, des objectifs de résultats et des actions culturelles à mener. Je discutais toujours dans ces cas-là avec les ministres. C’est un travail que Koltès n’aurait jamais fait : il avait décidé de s’exclure de toute “compromission” avec un pouvoir politique. Ce n’est pas mon cas.
Pourquoi n’avez-vous jamais tenté d’être l’auteur de vos pièces ?
Je ne suis pas écrivain. Un scénario, on n’a pas besoin d’être écrivain pour le faire : l’écriture définitive du film est au tournage, dans le montage, le produit final. Je ne suis pas écrivain et je n’ai pas envie de l’être. Il faut avoir une langue, je ne l’ai pas. Koltès, je voyais bien qu’il était hanté par l’usage de la langue, l’usage du français, il se battait tous les jours avec des mots sur une page. Etre écrivain est une passion totale et obsessionnelle qui ne laisse place à aucun autre travail.
Y a-t-il des choses qu’on s’interdit avec un auteur vivant, avec Koltès ou avec Genet, dont vous avez monté Les Paravents ?
Genet ne voulait pas assister aux répétitions mais seulement à la première. Celle-ci a été reculée à cause de la sortie de L’Homme blesséet du fait que je n’étais pas prêt. Du coup, on a passé une semaine ensemble en plein travail, ce qui était formidable. Genet était très critique vis-à-vis de son uvre, il n’aimait plus Les Paravents, trouvait que c’était imbuvable.
Qu’est-ce que Genet vous a apporté ?
Des indications très concrètes sur le théâtre. Je lui avais demandé pourquoi il avait écrit, dans Les Paravents, une longue discussion où les personnages devaient sortir vers les coulisses et puis, à un moment, se retourner et partir à reculons en coulisses je n’avais pas compris. Un jour, il me l’a fait sur le plateau et c’était magnifique : il avait raison, la sortie en coulisses n’est pas une sortie, il n’y a rien de plus moche que de sortir entre deux rideaux comme ça. C’était d’une évidence totale, les Japonais font ça la plupart du temps. Il avait une science du théâtre incroyable, rêvait au Japon, au nô, à des transpositions. Il y a toujours beaucoup à apprendre des gens qui pensent que le théâtre français souffre de trop de réalisme et est incapable de transpositions.
Y a-t-il une intimidation lorsque l’auteur est vivant ?
La première version de Dans la solitude des champs de coton tentait d’être d’une fidélité totale à l’ uvre : l’intimidation venait du fait que l’auteur était vivant. Il avait écrit “un punk anglais”, j’essayais de faire un punk, il avait écrit un “Black”, je mettais un Black, il avait dit que les deux personnages étaient hostiles dès le début, j’essayais d’être hostile dès le début… Et plus rien ne passait. Ce qui se passe dans le spectacle que je joue aujourd’hui est né d’une infidélité à la lettre pour essayer de faire entendre profondément ce qui est dit dans la pièce. Maintenant, les spectateurs sont peu habitués aux nouveautés, ils ne fonctionnent que par références, je me suis donc demandé comment faire entendre l’originalité profonde de cette langue. Moi, je pense profondément que c’est du théâtre : du théâtre paradoxal, mais du théâtre. Bernard Koltès lui-même m’a amené Dans la solitude des champs de coton en disant, avec ce magnifique sourire dont il avait le secret, absolument angélique,“Peut-être que c’est injouable.”
Le fait que vous n’écriviez pas de pièces explique-t-il votre fidélité à Koltès ? A-t-il écrit ce que vous auriez aimé écrire ?
Pas du tout. J’étais très perplexe quand j’ai lu du Koltès pour la première fois, je me suis dit “Ça n’est vraiment pas mon monde.” Le sien était totalement à part, parfois difficile à comprendre, difficile à accepter. Ce qu’il raconte est quelquefois inadmissible et pour reprendre les mots de la pièce d’une injustice totale, d’une rébellion totale, parfois c’est impitoyable. C’est très profondément Koltès, pas du tout moi. Je l’ai rencontré par l’intermédiaire d’Hubert Gignoux, qui dirigeait un théâtre et qui m’avait envoyé les textes de Bernard. J’ai vu Bernard la première fois en 79, un soir, chez moi : un ange avec beaucoup d’orgueil, qu’il savait cacher derrière une grâce exceptionnelle. A première vue, on ne soupçonnait pas son monde intérieur. L’erreur est de penser que je l’ai pris parce que c’était un autre moi-même, alors que je l’ai justement admiré parce qu’il ne me ressemblait pas. Je me suis dit “Voilà quelqu’un qui sait écrire pour le théâtre une langue qui n’appartient qu’à lui, composite de ce qu’on peut entendre dans la rue, d’une observation phénoménale et d’envies, de passions qui n’appartiennent qu’à lui.” Koltès vivait dans un monde clos, dur, implacable, mais qu’il avait la politesse ou l’élégance de ne pas mettre au premier plan quand on le rencontrait. Il faisait très jeune, beaucoup plus jeune que son âge, était toujours rieur et souriant. On avait l’impression de voir quelqu’un de très doux et très séducteur il était très séducteur , alors qu’à l’intérieur c’était un monde impitoyable dont les obsessions étaient déjà entièrement constituées : la justice, l’injustice, l’idée que chacun porte en lui sa propre condamnation. Lui était un vrai marginal, il n’aurait pas pu diriger ou exercer un pouvoir. Il y a une interview de lui dans Le Monde où il raconte qu’il aimait profondément l’exclu, l’autre, le marginal, les gens qui sont condamnés par l’Histoire, par le mode de vie, par le climat. Qu’il préférait les Noirs parce que, chez eux, la condamnation se voit à l’œil nu, ils la portent. Dans Combat de nègre et de chiens, il raconte une légende africaine : la femme demande pourquoi ils ont les cheveux si crépus et le Noir dit “C’est parce que, un jour, le diable nous a touchés et les cheveux ont brûlé.”D’où cette présence obsédante des Noirs, de l’Afrique et des légendes africaines dans ses pièces il y en a où il a inventé de faux proverbes africains : “Ne jamais se laisser mordre deux fois par le même chien”, dit un personnage qui s’appelle Le Balèze or, Le Balèze, c’est forcément un Noir dans l’esprit de Bernard dans Roberto Zucco, je crois. Koltès était en avance sur moi. Son monde est en partie devenu le mien car, maintenant, j’en suis nourri. Au début, tout le monde pensait que je travaillais aux pièces. C’était bien mal connaître Koltès. Il me racontait les pièces, je lui donnais mon avis, il en tenait compte ou pas, mais ce qui est écrit est écrit : c’est lui. Pour cette raison, il a été difficile de faire un scénario ensemble. Le dialogue entre le réalisateur et le scénariste consiste à dire “Là, je vois le personnage, il entre par la porte… et si, au lieu d’entrer par la porte, il repartait et finalement renonçait ?” Et Bernard ne comprenait pas, il disait“Non, j’ai écrit qu’il entrait par la porte. Ça ne peut pas être changé puisque c’est comme ça que je l’ai écrit.” Nous avons quand même écrit un scénario de film ensemble. Il est fini sans être fini, l’histoire ne tient pas entièrement debout. J’en ai gardé les droits, j’espère m’y remettre et, pourquoi pas, le filmer. Mais ça me semble difficile de retravailler le monde de Koltès.
Dans la réalité, avez-vous voulu connaître son monde, celui des exclus, de la marge ?
J’ai fait un peu de chemin dans cette direction. Il y a eu un viol formidable pendant la première saison de Nanterre : j’avais, par goût mais sans trop réfléchir, collé côte à côte deux pièces : Combat de nègre et de chiens de Koltès et Les Paravents de Genet, qui ont cohabité dans les deux salles pendant deux mois. Et là, il y a eu une déflagration incroyable. Tous les acteurs blacks d’un côté, ils étaient treize, et les trente-huit Marocains et Algériens de l’autre : ça coïncidait très exactement avec la population de Nanterre, le théâtre avait rendez-vous avec une partie des gens qui ne sont jamais montrés au théâtre, qui n’y vont jamais, qui n’ont jamais la parole. Là, paradoxalement, les démarches de Genet et de Koltès se rejoignaient : donner la parole à l’autre, savoir faire parler le Noir ou savoir faire parler l’Arabe. Et seuls des poètes, c’est-à-dire ceux qui pratiquent la langue, savaient le faire. Les acteurs noirs ou algériens, vu la difficulté qu’ils ont à travailler, ne sont jamais très loin de la marge et amènent des morceaux entiers de réalité. Moi, ayant monté des pièces un peu plus classiques, un peu plus “françaises”, j’ai eu une impression de viol, assez agréable, mais en forçant un peu ma nature.
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