Dans une pièce écrite pour le metteur en scène Arthur Nauzyciel, Pascal Rambert débusque le réel sous forme de fable décapante sur la violence du monde et des hommes autant que sur la revanche des femmes.
De vertical, ici, il n’y a plus guère que l’antre d’acier où vivent isolé·es, encagé·es dans leur frustration, quatre frères bûcherons et leur servante. Au dehors, une forêt pétrifiée, saccagée, abattue vibre d’un silence abyssal. On dit souvent que la réalité dépasse la fiction.
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Avec Mes frères, pièce de Pascal Rambert écrite pour son ami Arthur Nauzyciel, c’est la fiction qui anticipe largement le réel où le Covid-19 a plongé toute l’humanité depuis de longs mois. Un réel où lutter contre le virus a commencé par un long confinement, cet isolement insupportable dont traite Pascal Rambert dans sa pièce aux allures de fable, écrite pourtant il y a deux ans.
“C’est la première fois que Pascal écrit un texte pour un metteur en scène, remarque Arthur Nauzyciel. Généralement, il écrit pour les mettre en scène lui-même ou, une fois qu’il a écrit ses textes, d’autres les montent. Mais ça faisait plusieurs années qu’il me disait vouloir m’écrire un texte pour que je le mette en scène.
J’ai dit OK et je m’engage à le monter. Il est parti d’Ordet (La Parole), que j’ai créée en 2008 et qui l’avait beaucoup marqué. Il avait envie de repartir de cet univers ou du souvenir qu’il en avait. Quand il m’a envoyé ce texte, très beau, qu’il a écrit pour Pascal Greggory et Frédéric Pierrot, qui jouaient dans Ordet, Marie-Sophie Ferdane et Adama Diop, j’ai vu que j’étais dedans aussi ! » (rires)
“Un conte un peu noir, une sorte de ‘Boucle d’or et les trois ours’ trash”
Il se souvient aussi l’avoir aimé parce que c’est un univers qu’on connaît peu de l’auteur, un texte hors sol, assez onirique :
“Une espèce de rituel très sombre où circule beaucoup d’inconscient, beaucoup de pulsions, autour de la sexualité, autour de la violence des hommes contre le monde, contre la nature, contre les animaux, contre les femmes. Et c’est un univers très masculin, solitaire, assez sauvage. Un conte un peu noir, une sorte de Boucle d’or et les trois ours trash. C’est à la fois vraiment sur l’intime et très épique, avec une dimension mythologique puisqu’il s’inspire de Shakespeare, des Grecs, avec des histoires de dévoration, de cannibalisme, où il mélange vraiment la sexualité, la nourriture, la violence, la nature…”
Longue gestation
Le spectacle devait être créé en mai dernier au TNB de Rennes, que dirige Arthur Nauzyciel. Les théâtres fermés, le metteur en scène a dû attendre pour répéter et va finalement le créer au théâtre de La Colline à Paris. Une longue gestation propice à sonder tous les enjeux glissés par l’auteur dans un texte, “véritable machine à jouer”, qui se distingue de ses autres pièces par l’importance donnée aux didascalies, ces indications scéniques qui portent sur le décor, les accessoires et les actions des personnages.
“Comme chez Koltès, les didascalies peuvent être une extension de la pensée ou de l’écriture. Je sentais qu’il fallait les réaliser concrètement, qu’elles participaient au sens général du texte, comme les morceaux d’un même puzzle. Ce sont elles qui nous ont emmenés vers des choix importants, comme le décor, l’utilisation des couteaux, des haches, des scies électriques. Il y a une survirilité qui passe par l’arme et le métal, par la coupe. La présence du hibou grand-duc a du sens, celle de la lutte et du feu aussi. Dans l’écriture de Pascal, il y a une rêverie ; il se laisse aller aussi bien à des mots qu’à des images.”
Il était donc une fois quatre bûcherons et une servante vivant dans une maison au cœur de la forêt, où niche aussi un hibou grand-duc. Peu doués pour la parole, les frères se réfugient dans le rêve et fantasment sur la servante. Pour s’en défendre, elle trouve refuge auprès d’un jeune homme lui aussi fantasmé. Quand les mots leur font vraiment défaut, ils se battent. Quand leurs pulsions s’avèrent vraiment trop hard, elle saura s’en défendre.
Cours de lutte sur tatamis
Fin août, lorsqu’on arrive aux répétitions dans la Salle Gabily du TNB de Rennes, on retrouve les comédiens sur des tatamis en plein cours de lutte. “Saisie, porté, déséquilibre, jambe en barrage, crocheter, ancrage, contrepoids”, les indications du professeur ont l’art de transformer le jeu de forces qui opère dans la lutte traditionnelle en un dessin gestuel qui organise la chorégraphie des corps. Si l’on n’a pas assisté à la venue du dresseur du rapace, un hibou grand-duc dont les ailes font plus de deux mètres d’envergure, les acteur·trices en frémissent encore.
“On doit le porter… La fixité du regard, les serres, le bec. Je n’ai jamais eu aussi peur. C’est magnifique mais terrifiant”, lance Marie-Sophie Ferdane. “C’est un univers animal. Souvent, je pense au film de Charles Laughton, La Nuit du chasseur, enchaîne Pascal Greggory. C’est féerique, mais dans un monde atroce, très violent. Ces frères sont vraiment des rouleaux compresseurs. Ce sont des bêtes.”
Y compris, et surtout, dans leurs rapports avec la servante, pur objet de leurs fantasmes qui s’expriment la nuit pendant leurs rêves et finissent par se fondre en un rituel collectif dont on taira la chute mais qui signe, radicalement, la rupture avec l’ancien monde. Lequel tient tout entier dans un autre accessoire, invisible mais cité à longueur de temps par les frères : le Livre des Anciens.
“Cette violence dont les frères ne peuvent pas se défaire est une violence qui leur est transmise depuis toujours, constate Arthur Nauzyciel. La pièce raconte comment cet élément archaïque traverse toutes les générations et participe à la construction d’une identité masculine qui passe par la conviction que tout nous est dû et tout nous appartient. Nous, les hommes.
C’est à ça que revient le Livre des Anciens : tout ce qui nous a été transmis depuis les Grecs, les textes sacrés sont en fait un inventaire des crimes, des meurtres, des conquêtes, qu’elles soient territoriales ou humaines, des endroits de possession, de domination qui nous constituent. Les hommes de la pièce sont habités par cette violence qui les rend inaptes à l’amour, au désir, au langage, à la rencontre avec l’autre. C’est ça le fond du texte.”
Le contrepoint du vieux monde, c’est bien sûr la servante qui l’introduit en lui substituant le Jeune Homme. “Elle sait rêver à l’amour, explique Marie-Sophie Ferdane. Eux, ils savent rêver à la jouissance et imaginent comment la prendre dans tous les sens pour satisfaire leurs pulsions. Elle a inventé un jeune homme à l’image des sentiments qu’elle voudrait qu’on lui porte.”
Pour Adama Diop, “le Jeune Homme, c’est le nouveau monde. C’est le risque du basculement du monde qu’ils connaissent vers quelque chose qui est plus doux, de l’ordre de la parole, du dialogue. Ce qu’ils n’ont absolument pas avec elle.”
Avancer au milieu du désastre
Pour les frères, partageant tous la même misère sexuelle et affective, “il est le seul motif qui puisse faire naître la jalousie”, remarque Frédéric Pierrot. Enfin, il agit comme le révélateur de leur impuissance, selon Pascal Greggory : “A un moment, je dis à la servante : ‘Nous n’avons pas appris faire des phrases comme ton jeune homme.’ C’est le danger, le jeune homme, car on ne sait pas lui parler.”
Alors, fable, conte cruel ou allégorie, Mes frères s’en distingue en tout cas par l’absence revendiquée de moralité, lui préférant l’affirmation désirante d’un vivre-ensemble entièrement remodelé et reconfiguré. Pour Arthur Nauzyciel, “ces hommes confondent l’amour et la sexualité. Leur absence de sexualité et leur incapacité à mettre des mots sur leurs émotions les rendent avides.
Marie est un personnage de la rêverie, de l’imaginaire, du sentiment, du trouble qu’elle arrive à nommer. Mais ça pointe un des sujets de la pièce : la destruction des rapports humains, de l’environnement, des liens sociaux… C’est l’image un peu terrifiante d’un monde à venir qui parle de manière brutaliste d’un délitement, d’une déliquescence des rapports humains. C’est le désastre absolu avec panache et élégance.”
Avec une fin ouverte, énigmatique, porteuse d’espoir malgré tout. Comment, autrement, avancer au milieu du désastre ?
Mes frères de Pascal Rambert, mise en scène Arthur Nauzyciel, avec Adama Diop, Marie-Sophie Ferdane, Pascal Greggory, Arthur Nauzyciel et Guillaume Costanza (en alternance), Frédéric Pierrot. Du 25 septembre au 21 octobre, théâtre de La Colline, Paris. Du 10 au 14 et du 20 au 21 novembre, TNB, Rennes
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