Au Mucem, l’exposition “Paradis naturistes” retrace la longue histoire des communautés mettant la nudité et le retour à la nature comme une manière de vivre en-dehors des clous des normes puritaines.
La verge pendante, les fesses dorées à l’air, “décontracté du gland”, alors qu’il fait le plein d’essence à la station service du Cap d’Agde, ce naturiste, pris en photo par Laurent Sola en 1982, dit quelque chose de son rapport au monde à travers sa nudité affichée à ciel ouvert : une volonté de sortir des carcans du prêt-à-porter et du prêt-à-penser, d’assumer son affranchissement à l’égard des normes sociales en revendiquant le droit de vivre nu au soleil, comme le geste d’une liberté corporelle prolongeant les rêves de quelques communautés du début du XXe siècle en Allemagne, en Autriche et en Suisse, terres fondatrices de l’aventure naturiste.
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Mais que sait-on précisément des ressorts enfouis de cette façon d’exister, de la longue histoire de cette révolte du corps contre le vêtement qui l’habille, des variations de ses modes d’organisation et de pratique (nudisme, véganisme, libertinage…) ? Peu de choses en-dehors de quelques préjugés et clichés associés à une vague idée de l’exhibition de soi, du rapport spirituel à la nature, voire du libertinage surchauffé.
Pour la première fois dans un musée
C’est pour éclairer les mystères du naturisme que le Mucem propose cet été une exposition, Paradis naturistes, qui met au clair ses visages et ses aspirations grâce à des centaines de documents visuels et écrits (photographies, films, revues, peintures, dessins, livres, sculptures….). En faisant l’archéologie de ces paradis retrouvés, l’exposition explore, pour la première fois dans un musée, cette histoire sociale de notre rapport au corps, à la pudeur, au soleil, à l’évolution des normes, à l’écologie même, beaucoup plus qu’elle n’étudie celle du libertinage, qui en-dehors des filou·tes du Cap d’Agde, ne concerne pas spécifiquement nos naturistes en scène.
Conçue par plusieurs commissaires associé·es – Amélie Lavin, conservatrice en chef au Mucem, Bernard Andrieu, philosophe, Jean-Pierre Blanc, directeur de la villa Noailles, et David Lorenté, doctorant –, qui ont structuré le parcours en trois temps principaux, des origines à nos jours (Aux sources du naturisme, Les naturismes en communautés et Nudités contemporaines), l’exposition, rigoureuse et documentée par-delà la curiosité voyeuse qu’elle pourrait susciter au premier abord, nous aide notamment à comprendre pourquoi la France constitue aujourd’hui la première destination touristique au monde pour les naturistes.
Comment comprendre le renouveau du naturisme ? Comment saisir par exemple les motivations de ces nouveaux et nouvelles adeptes du “perineum sunning” (bronzage du périnée) et du “butthole sunning” (bronzage de l’anus) ? Si son climat tempéré et la présence de trois mers ont facilité l’installation de camps naturistes, des raisons culturelles et juridiques expliquent surtout la longévité des communautés installées dans le pays.
Inventer des lieux pour se protéger des regards
Amélie Lavin observe ainsi que “l’histoire des naturismes en France s’est construite entre les deux guerres, dans un pays où la nudité était marquée par la honte et la censure du corps nu, contrairement à l’Allemagne, par exemple, où la culture du corps libre s’est ancrée dans les mœurs dès la fin du XIXe siècle”.
Montrer son corps dénudé étant interdit, “il fallait inventer des lieux clos pour se protéger des regards : les premières communautés se sont créées dans des châteaux privés, ou sur des îles”. Il est d’ailleurs toujours interdit de se montrer nu·e dans les espaces publics, “sauf, justement, dans certains lieux soumis à autorisation, comme les campings ou plages naturistes”. “Même chez soi, ajoute Amélie Lavin, la nudité n’est légale que si l’on reste caché aux regards extérieurs.”
La loi française juge la nudité comme forcément sexuelle, et donc répréhensible, partout où elle n’est pas explicitement autorisée. Contrairement à beaucoup de pays européens qui, comme l’Allemagne, l’Espagne, la Suisse ou la Grande-Bretagne, ont “dépénalisé la nudité, en la différenciant clairement de l’exhibition sexuelle lorsqu’elle est pratiquée dans des lieux comme les parcs, les bords de rivière, les forêts, les plages, ou même des espaces privés, comme sa maison, son balcon ou sa voiture”.
Retour à la nature
Pour comprendre en quoi le naturisme n’a rien à voir avec une pratique d’exhibition de soi, il faut remonter à ses origines. Les premier·ères naturistes, apparu·es à la fin du XIXe siècle, étaient des médecins opposé·es aux modes d’industrialisation de la vie quotidienne.
Considéré comme une pratique thérapeutique invitant à fortifier son organisme au contact des éléments naturels (bain d’eau, air pur, exposition au soleil, alimentation végétale, soin par les plantes), le naturisme se définit alors comme une contre-pratique médicale un peu austère, qui n’a que le soin de soi, l’hygiène de vie et le retour à la nature, sur un mode rousseauiste, comme horizons pratiques.
En Allemagne, en Autriche, puis en Suisse, les militant·es de la Lebensreform (“réforme de la vie”) créent des communautés végétariennes, anarchistes, libertaires. Entre 1894 et 1909, la notion de Nacktkultur (“culture de la nudité”) se développe dans des cercles promouvant les liens entre nudisme, végétarisme et réforme sociale. Les bases de la Freikörperkultur (la “culture du corps libre”) sont ainsi posées, en écho aux gestes des avant‐gardes artistiques du début du XXe siècle aspirées par le retour à la nature, à l’image de la célèbre communauté alternative de Monte Verità, au-dessus du lac Majeur en Suisse, colonie rassemblant de nombreux artistes baptisés “ceux qui dansent nus et fous”.
“La nudité est salutaire à tout notre organisme”
Cette fusion des corps avec la nature inspirée des Allemand·es et des Suisses perché·es dans leurs montagnes s’élargit vite au cadre aquatique ; dès l’entre-deux-guerres, des communautés naturistes se créent en France sur l’île du Levant (la cité du soleil Héliopolis), sur l’île de Platais, dans les méandres de la Seine (Physiopolis), à Vendays-Montalivet (le Centre hélio-marin), au Cap d’Agde…
Mais aussi à Paris, où le Sparta-Club, créé en 1928 par Marcel Kienné de Mongeot et Marcel Viard, défend une hygiène de vie centrée sur la culture physique, la “gymnosophie” : “Nous devrions vivre nus lorsque le climat, le lieu et les circonstances nous le permettent, parce que la nudité est salutaire à tout notre organisme […]. Si nous avions l’habitude de voir nos contemporains dans le plus simple appareil, l’attrait de la curiosité disparaîtrait emportant avec lui le désir que l’amour seul ferait naître”, écrit Marcel Kienné de Mongeot.
Mais comme le souligne la dernière section de l’exposition, l’histoire ancienne du naturisme se prolonge aujourd’hui, en restant fondée sur des principes existentiels et spirituels similaires, mais en se réajustant à des problématiques contemporaines, à la mesure des discours inclusifs contre les discriminations (anti-body shaming, antiracistes, antisexistes, antivalidistes).
Se libérer des carcans
La nudité est aussi devenue un outil de revendication, employé par des activistes qui, bien que non naturistes, se déshabillent dans la rue pour manifester contre la guerre, le sexisme et les violences faites aux femmes, à l’image des Femen qui posent la question de la sexualisation permanente des corps par nos sociétés.
Entre transgression à l’égard des normes, critique sociale des regards concupiscents, signal d’une attention renouvelée à la nature, volonté de se relier à ses ressources vitales, envie de se libérer de carcans…, les motifs qui traversent l’histoire des paradis naturistes croisent ceux d’une histoire des corps politiques, mais aussi ceux d’une histoire des sensibilités, ouvrant d’autres horizons aux nombreux travaux des historien·nes sur le corps, lequel, comme nous l’ont appris Alain Corbin, Georges Vigarello et d’autres, n’est jamais que le miroir des sociétés, des imaginaires et des valeurs du temps.
Or, comme l’écrit Bernard Andrieu dans son essai Nudités : Philosophie des naturismes (Presses universitaires de Rennes, 2023), analysant le tabou de la nudité comme écologie corporelle, “le naturisme est une utopie qui reste à construire” : une nouvelle éthique de l’existence naturaliste, liée à “la modification des structures patriarcales des dominations des hommes (androcène) et de son corps (corpocène)”.
Vivre nu·e aujourd’hui, cela dit quelque chose d’un trop-plein généralisé, d’une aspiration à retrouver, sinon un paradis, un mode d’existence ajusté à ses désirs. Sans chemise, sans pantalon.
Paradis naturistes, au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem), Marseille, jusqu’au 9 décembre.
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