Entre incrédulité et solidarité, le metteur en scène Oriza Hirata témoigne de la catastrophe qui touche son pays.
Figure du théâtre contemporain japonais, Oriza Hirata est à l’origine de multiples échanges avec des metteurs en scène et des auteurs français comme Frédéric Fisbach, Michel Vinaver ou Pascal Rambert. Installé à Tokyo, où il dirige le théâtre Komaba Agora, Oriza Hirata s’est fait connaître du grand public japonais avec un best-seller témoignant de son tour du monde à bicyclette à l’âge de 16 ans. Il est professeur à l’université d’Osaka et fut aussi l’animateur d’un talk-show culturel à la télévision japonaise. Auteur et metteur en scène, il a constitué une œuvre dramaturgique forte de plus d’une trentaine de pièces, parmi lesquelles Tokyo Notes, Gens de Séoul et Nouvelles du plateau S, inspirée de La Montagne magique de Thomas Mann.
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Où étiez-vous le 11 mars quand la terre a tremblé ?
Oriza Hirata – Dans mon théâtre. Je travaillais avec mes comédiens dans une salle de répétition au cinquième étage. Nous faisions un filage. Nous sommes habitués aux tremblements de terre et les acteurs ont continué de jouer. Mais il s’agissait de la plus longue secousse jamais ressentie, alors j’ai fini par leur demander de se mettre à l’abri sous des tables. Le bâtiment n’a pas été endommagé, aucun d’entre nous n’a été blessé et dès le lendemain, nous avons repris nos activités.
Ensuite, il y a eu le tsunami.
On ne s’attendait pas à une telle tragédie dans le Nord-Est. Cette région est protégée par des digues, elle est habituée à subir de forts tsunamis tous les cinquante ans. Nous pensions que les gens auraient le temps de se protéger. C’était inimaginable pour nous qu’il y ait eu tant de victimes et de dégâts.
Comment réagir face à un tel enchaînement de catastrophes ?
Au Japon, nous ne cessons de côtoyer la violence de la nature. En plus des tsunamis et des tremblements de terre, il y a aussi les typhons. Mais nous ne sommes pas en Europe, et on ne se dit pas que l’on a fait quelque chose de mal vis-à-vis du bon Dieu. On ne connaît ni rancœur contre les déchaînements de la nature ni sentiment de culpabilité.
Ce qui est arrivé est digne de l’Apocalypse.
Les Tokyoïtes n’ont pas réalisé tout de suite l’importance de la catastrophe. Ils se sont d’abord souciés de savoir si l’électricité et les transports seraient rapidement rétablis. Symboliquement, le nord du Japon est une sorte de pays natal pour tous les Japonais. Ma mère vient de là-bas, comme nombre de mes comédiens. Nous nous sommes très vite organisés pour héberger les familles de proches dans notre résidence d’artistes annexée au théâtre.
Notre tristesse est amplifiée par l’image que nous avons des gens du nord, des personnes très vaillantes, pas bavardes, qui mènent leur vie avec beaucoup de sincérité. Un exemple : j’essaie d’envoyer des bénévoles avec les organisations d’aide aux réfugiés. La réponse à nos propositions est souvent la même : “Apportez votre aide à des personnes qui en ont plus besoin que nous.”
Chaque communauté met un point d’honneur à s’en sortir toute seule ?
Ce n’est plus la famille ni les liens du sang qui comptent, mais la conscience d’appartenir à une communauté. Le côté individualiste est peu développé au Japon, les opinions personnelles difficiles à exprimer. Notre réaction sera plutôt de nous serrer les coudes. Notre société s’est construite à travers la gestion de ce genre de situations.
Avec la catastrophe nucléaire qui a suivi, on ne peut s’empêcher de faire le lien avec Hiroshima et Nagasaki.
Très peu de Japonais ont fait le lien avec la bombe atomique. Ils ont été choqués de voir la continuité de leur projet, mis en place depuis les temps modernes, détruit en quelques heures par la nature. Ce 11 mars ressemble pour nous au 11 Septembre. Au Japon, nous appelons l’attentat de New York le 9/11 et nous disons le 3/11 quand nous parlons du séisme. Notre traumatisme s’apparente plus à celui des Américains après la destruction des Twin Towers.
Le nucléaire en plus.
Nous avons survécu à la bombe. La gravité du problème actuel n’est pas moindre ni plus importante. La menace nucléaire n’est plus immédiate. Elle nous fait prendre conscience que la mort arrive avec lenteur, mais de façon certaine, et qu’elle sera liée à cet accident nucléaire. D’un point de vue philosophique, cette situation est une forme d’emprisonnement à travers lequel on ne sait même pas où situer la peur. Pour l’instant, la menace est encore abstraite dans les esprits. Au Japon, la mortalité par le cancer est de 50 %, il faut s’attendre à voir ce taux grimper de 1 % ou 2 %. Les Japonais vont devoir apprendre à vivre avec la radioactivité.
Pensez-vous qu’un mouvement de colère peut naître parmi les Japonais ?
Je suis sûr que l’on va avoir ce genre de réactions. Construite en 1977, la centrale de Fukushima n’aurait jamais dû être encore en activité.
Le mythe de l’homme plus fort que la nature a-t-il fait long feu ?
Nous avons constaté que nous n’étions pas surpuissants, et avons trouvé nos limites dans notre maîtrise de la nature.
Les comportements ont-ils changé ?
Les gens sont devenus plus doux les uns avec les autres. Et l’on constate une belle mobilisation du côté des artistes. Après des concerts et des spectacles pour recueillir des fonds, beaucoup d’artistes à Tokyo préparent des actions dans le nord. Moi-même, je me rends la semaine prochaine dans une école où je vais tous les ans, proche de la centrale nucléaire. Le fait que j’y aille est la preuve que Tokyo ne s’est pas résigné à abandonner la région. J’ai acheté plein de boîtes de chocolat pour les offrir aux lycéens que je vais rencontrer. Ce sont des élèves comédiens : c’est important que des personnes du théâtre aillent les voir sur place.
Avez-vous un message à faire passer ?
Je voudrais souligner que séjourner en ce moment une ou deux semaines à Tokyo n’a aucune conséquence sur la santé. J’ai constaté que de nombreuses productions lyriques avaient été annulées, parce que les chanteurs avaient refusé de faire le déplacement. J’aimerais vraiment que les artistes européens ne nous abandonnent pas et reviennent à Tokyo. Les gens de théâtre sont eux, beaucoup plus courageux et n’annulent pas leur venue. Je suis très fier d’accueillir Pascal Rambert dans mon théâtre la semaine prochaine.
Propos recueillis par Patrick Sourd (traduction: Aya Soejima)
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