Au-delà de sa réaction aux annonces faites par Emmanuel Macron, l’auteur et metteur en scène, directeur du Festival d’Avignon, revient sur l’annulation de la 74e édition et dit ce qu’est pour lui place de l’art et du théâtre dans la société
Comment analyses-tu l’intervention du président Macron le 6 mai pour les artistes et la culture ?
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Olivier Py — D’abord, il y a un contexte : c’est une catastrophe sans précédent. Pour la culture, c’est le Titanic, et encore, sur le Titanic, il y avait un orchestre. On a fait un procès au ministre de la Culture qui me semble injuste. Aucun ministre précédent n’a eu à faire face à une telle crise.
Et puis, dans les annonces qu’a faites Emmanuel Macron, j’ai cru entendre, mutatis mutandis *, que nous n’étions pas certains d’avoir une saison l’année prochaine. On est dans une situation apocalyptique pour le monde de la culture. Je pense qu’annoncer un plan de sauvetage de la culture dans un contexte où l’économie mondiale est impactée de manière si tragique, il fallait un certain courage politique.
Quelles sont les annonces les plus marquantes ?
La première, c’est sur l’année blanche pour les intermittents, et c’est une victoire, avec des éléments à préciser. Si j’ai bien compris, cette année blanche devrait être à calendrier variable selon la date anniversaire des intermittents. Il y a une zone de flou à cet endroit-là et des précisions techniques à donner qui ne sont pas simples et qui, à mon avis, ne sont pas de l’ordre de la parole présidentielle.
Ensuite, je voudrais dire quelque chose sur la forme. Celle qu’il a choisie a desservi son propos. Je crois que les mêmes annonces, qui sont bonnes, dans un cadre plus solennel l’auraient beaucoup plus servi. D’autant plus qu’on attend depuis son élection un grand discours de politique culturelle générale qui entre dans ses prérogatives régaliennes.
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Qu’est-ce qui explique son silence alors ?
Je crois qu’il a été conjoncturel. Il préparait un grand discours de politique culturelle à la hauteur de ses ambitions et la crise des Gilets jaunes est arrivée, suivie l’année suivante de la réforme des retraites et du Covid. Ce qui fait que ce discours n’est arrivé que le 6 mai et dans une situation particulière. Mais il y a une prise de conscience de la gravité et une proposition qui me semble intéressante et qu’il faut prendre au mot : c’est le lien avec l’Education nationale. Mais il y a un quota de soixante-dix heures qui bloque la possibilité des intermittents d’aller travailler dans l’Education nationale.
Ce quota, il faut le faire sauter, ainsi que des raideurs administratives qui font que s’il n’est pas engagé par une structure déjà subventionnée, il ne peut pas, seul, travailler à l’intérieur de l’Education nationale. J’entends aussi qu’il n’y aura plus de réduction des budgets de l’art à l’école, qui se sont effondrés depuis l’ère Sarkozy. Enfin, les plateformes doivent participer à une reconstruction culturelle, parce que – il l’a dit – tout le monde n’a pas été ruiné par la crise. Au contraire, les actions des Gafam ont explosé.
Et l’annonce des commandes publiques faites aux artistes ?
Je pense que c’est une idée qui a pu lui être inspirée par Jack Lang, qui appelle à un New Deal. Je suis pour, notamment par rapport à la jeunesse. A cela près que tout service public est une commande publique. Mais, là aussi, le contenu est un peu flou. Il faut attendre que le ministre de la Culture mette en forme ces propositions, mais il est défendu par la parole présidentielle, ce qui est très important car il est aussi sans arrêt remis en cause par Bercy.
Qu’est-ce que cela dit de la place de l’art dans la société ?
Je me pose surtout la question de savoir comment les citoyens ont perçu la prise de position du Président en faveur de la culture. Une grande partie des citoyens ne comprennent pas ce qu’est l’intermittence, ce qu’est un régime autofinancé et croient que c’est une situation d’exception. La question est très importante parce que si les citoyens ont compris l’importance de la parole présidentielle en termes de culture, ça augure d’une sortie de crise où on pourra la reconstruire.
Il ne faut jamais oublier la chose la plus fondamentale : nous devons tout au public. Quand nous cessons de travailler pour lui, nous sortons du contrat que les artistes ont passé avec la République. Il faut le reconstruire avec des pouvoirs publics qui connaîtront mieux l’engagement quotidien, passionné, du service public de la culture.
“Il faudra aller dans les prisons, les hôpitaux, les associations, avec les amateurs”
Qu’as-tu à dire sur le danger d’une année avec des théâtres fermés ?
Il faut s’y préparer, et c’est ce qu’il nous a demandé. Il faut espérer le meilleur et se préparer au pire. Le Festival d’Avignon en fait partie puisque nous avons essayé de mettre en place une Semaine d’art à la fin du mois d’octobre. La proposition d’aller dans les écoles est bonne, mais on n’a pas attendu qu’on nous le demande pour le faire.
Ce n’est pas dans le contexte du Covid qu’on va trouver de nouveaux publics. Mais il faut aussi aller dans les prisons, les hôpitaux, les associations, avec les amateurs. Le rôle social des artistes doit être développé et apprécié à la hauteur de sa dignité. En tout cas, il va falloir sortir des théâtres. Les ouvrir pour des jauges de cinquante personnes, ça ne marche pas, sauf pour les petits théâtres.
Penses-tu que la menace qui pèse sur la saison prochaine soit liée au rapport de l’infectiologue François Bricaire, qui préconise des mesures sanitaires très strictes ?
Le ministre de la Santé en Allemagne avait proposé une fermeture des théâtres pour dix-huit mois… Il faut s’y préparer. Ce sont les autorités sanitaires qui décident, et on n’a rien à objecter à ça. On doit être conscient qu’on ne pourra pas faire une saison normale. Il faut se préparer à inventer des choses qui sont corona-compatibles, mais qui ne remplaceront pas une saison normale : sortir des théâtres, faire du théâtre d’intervention, la décentralisation des trois kilomètres et le streaming.
Comment as-tu ressenti le silence du gouvernement au début du confinement vis-à-vis de la culture, dans la mesure où les artistes ont tout de suite réagi avec une générosité incroyable pour aider les gens à supporter le confinement ?
Dès le début du confinement, il y a eu des annonces de la part de la Rue de Valois, mais ce n’était pas à la mesure de la catastrophe. Sur les annonces du président de la République, je n’ai pas souvenir qu’il ait prononcé le mot de service public, et je le regrette. Ce qui importe, c’est qu’il y ait un service public de la culture comme il y a un service public de la santé et de l’école. C’est fondamental de pouvoir dire que nous sommes un service public pour être à même d’affirmer que nous sommes vraiment une démocratie, et l’épidémie nous fait prendre conscience qu’on a eu tort de le vendre à des logiques comptables.
Comment as-tu vécu le confinement et les décisions en chaîne qui ont abouti à l’annulation du Festival d’Avignon ?
Cette catastrophe, je l’ai avalée par petits morceaux. J’ai commencé par du déni, de la sidération, de l’inquiétude, de l’angoisse, du désœuvrement, par toutes les couleurs du spectre dépressif. Je n’imaginais pas en janvier et en février que le Festival d’Avignon serait annulé. En avril, je n’imaginais pas qu’on devrait envisager une prochaine saison avec des théâtres fermés et que la crise sanitaire déboucherait sur une crise économique qui, à mon sens, débouchera forcément sur une crise sociale.
“C’est dans les moments les plus dramatiques que nous avons besoin de la communion laïque que propose le théâtre”
L’ampleur de la catastrophe se déplie. Cette théorie des dominos, je ne l’ai pas vue venir. Je le vis comme un cauchemar. Dans les trois jours qui ont suivi l’annulation, parler aux cinquante artistes du festival au téléphone a été extrêmement douloureux parce qu’ils étaient désespérés. Je me suis rendu compte à quel point le festival était un enjeu symbolique sans aucune commune mesure. Quand je parlais aux créateurs de Palestine, d’Europe, d’Amérique du Sud, d’Afrique pour qui c’est une chance historique de venir à Avignon, ils avaient l’impression que le destin les trahissait.
Je ne veux pas laisser dire que le théâtre est une sorte de divertissement qui n’était plus de mise dans la situation de catastrophe. Nous sommes une tentative de partager le sens, et c’est dans les moments les plus dramatiques que nous nous refondons et avons besoin de la parole des poètes, des artistes et du théâtre, de la communion laïque que propose le théâtre. Le théâtre ne sauve pas des vies, il sauve des existences.
L’intuition et l’anticipation des artistes dans leurs créations est marquante, comme cette thématique d’Eros et Thanatos que tu avais choisie pour cette 74e édition.
D’autant plus que ce qui nous intéressait surtout, c’était Thanatos. On envisageait de nouveaux rapports à la mort dans ce qu’on peut appeler la post-humanité et un certain rapport au capitalisme aussi, qui essaie de nier et d’oublier la mort. Il y a eu un retour du refoulé, la mort s’est de nouveau invitée à notre table alors que toute la société de consommation essayait de nous faire croire qu’elle n’existait plus.
Ça touche à des questions éthiques. Je le ressentais très fort dans beaucoup d’œuvres d’art, de réalisations d’artistes, pour qui le champ politique s’éloignait un peu du sociétal et allait jusqu’à la métaphysique ou l’eschatologie, le questionnement sur la mort.
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Comment s’est prise ta décision de proposer une alternative à la 74e édition en juillet et une Semaine d’art fin octobre ?
En se préparant au pire, on avait prévu des options de remplacement, et j’ai très vite pensé à la Semaine d’art, qui est le premier titre du Festival d’Avignon, qui n’a pris ce nom qu’à partir de la troisième édition. J’ai pensé à la période de la Toussaint parce que c’est un moment de vacances dans toute la France. Puis est venue la proposition de France Culture, France Télévision et Arte de faire un beau programme autour d’Avignon en juillet. L’idée de la diffusion d’archives, de captations et de documentaires et celle du streaming sont magnifiques, car on a énormément de captations qui sont un trésor national.
Ça ne remplace pas un festival, mais symboliquement, Avignon existe. On travaille actuellement avec Michel Field et Blandine Masson sur le programme. On peut filmer des représentations sans public. J’espère que le projet de Jean Bellorini sur un texte de Valère Novarina qui devait être à la Cour d’honneur pourra être filmé lors d’une générale. Avec le programme de France Culture, on entendra des textes qui devaient être joués au festival ainsi que des archives. C’est merveilleux, ça nous fera du bien, aux artistes comme au public.
Il n’y a pas de hiérarchie dans la tristesse d’annuler le Festival d’Avignon, que ce soit pour Dimitris Papaioannou qui devait ouvrir le festival ou pour un spectateur anonyme. On perd là quelque chose qui nous structure. Le festival nous permet de rencontrer ce que, en psychanalyse, on appelle le “grand autre ». L’altérité, irremplaçable, incontestable. L’altérité qui nous permet de dire “je ». Ce grand autre manque et ne peut pas être remplacé par des connexions de réseaux sociaux. C’est au contraire le “moi » répété à l’infini. On sait bien comment les algorithmes que nous avons ne sont que des effets de miroir.
“Je ne sais pas comment on va remettre à flot des grands paquebots comme la Comédie-Française ou l’Opéra de Paris”
Revenir aux fondamentaux de Vilar, qui crée le Festival d’Avignon en 1947 dans l’élan donné par le Conseil de la Résistance, est un signe fort.
Il faut toujours se souvenir de l’avenir. Peut-être que c’est dans les idées originales que notre avenir réside. Cette Semaine d’art, c’est une manière de nous enraciner et de retrouver l’essentiel du festival. Je ne suis pas à l’aise avec l’élément de langage de « refondation » qu’a proposé Emmanuel Macron. Je préférerais « reconstruction », parce qu’il y a une destruction des publics, des budgets et des théâtres. C’est une incidence, mais je ne sais pas, à ce jour, techniquement et financièrement, comment on va remettre à flot des grands paquebots comme la Comédie-Française ou l’Opéra de Paris.
On va vivre une crise économique grave, il ne faut pas se voiler la face. Mais il y aura une énergie économique à la sortie de la crise, il va y avoir un retour de balancier. Le mot de « refondation » laisse entendre que les fondements n’étaient pas bons. Ce ne sont pas les fondements qui ont manqué, ce sont les fonds ! La Semaine d’art de Vilar, le théâtre populaire, la décentralisation, le service public de la culture, ce sont de très bons fondements. Il ne faut pas y toucher ! Il faut repartir de là et reconstruire sur ces fondements. C’est notre passé et c’est notre avenir.
Quelles sont les grandes lignes de cette Semaine d’art ?
Je n’ai pas encore arrêté le programme, d’autant que nous sommes dans une équation très complexe, notamment les disponibilités et les possibilités de voyager. Le festival a eu l’intégralité de ses subventions et on peut vraiment remercier les pouvoirs publics.
Mais elles vont servir à indemniser les équipes artistiques et une grande partie des personnels qui devaient travailler au festival, saisonniers et intermittents, soit plus de 430 personnes. La Semaine d’art, c’est très peu de spectacles, entre cinq et sept. On pourra en reprogrammer en 2021, peut-être une petite dizaine, et d’autres, une majorité, qu’on ne pourra malheureusement pas reprogrammer du tout et qui seront indemnisés.
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