Chaque mois, retrouvez notre sélection des 5 expositions à voir en France.
Un champ d’îles
Mis à part quelques figures marquantes de la jeune scène artistique hexagonale – Gaëlle Choisne, Julien Creuzet, Kenny Duncan… –, peu d’artistes ultramarin·es s’imposent en France. C’est pour compenser ce manque de visibilité que la Friche de la Belle de Mai à Marseille, associée à plusieurs lieux et institutions (FRAC Réunion, Fraeme, Triangle-Astérides, centre d’art contemporain logé au sein de la Friche), propose jusqu’en juin deux grandes expositions collectives rassemblant les œuvres de 60 artistes venu·es de la Réunion, de la Guyane, de Haïti et des Antilles. Aura également lieu en marge des expos, un cycle de performances et de résidences, Un champ d’îles, avec un titre qui fait directement référence à un poème d’Édouard Glissant, dont les concepts (Tout-Monde, créolisation, identité nomade, archipel, tremblement, errance, trace…) circulent à tout va dans le paysage artistique. Cette initiative bienvenue s’inscrit dans un nouvel effort général visant à accompagner le rayonnement de la scène ultramarine, comme le font déjà le programme de résidence ONDES de la Cité internationale des arts ou le programme européen Archipel.eu de l’Institut français.
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La première exposition, Aster Atèrla – Ici et maintenant, curatée par la critique et historienne de l’art Julie Crenn, aux 4e et 5e étages de la Friche, rassemble une trentaine d’artistes de la Réunion se confrontant aux strates du passé de l’île, à son imaginaire renouvelé, à ses fêlures, à ses beautés actives, en agissant “au sein d’une géographie et d’une histoire nécessairement plurielles”. La seconde exposition, Des grains de poussière sur la mer, proposée par Arden Sherman, se concentre sur la scène des Caraïbes françaises et d’Haïti, en se jouant du cliché souvent véhiculé sur ces paysages : survolant en avion les îles lors d’un voyage en Martinique, Guadeloupe et Guyane françaises en 1964, le général de Gaulle les décrivit comme autant de “grains de poussière sur la mer”. Plutôt que d’en rester donc à une vision en surplomb, l’exposition se place au plus près des formes défendues par des artistes vivant·es, au ras du sol (Sylvia Berté, Julie Bessard, Ernest Breleur, Gaëlle Choisne, Kenny Dunkan, Louisa Marajo, Tabita Rezaire, Yoan Sorin, Kira Tippenhauer…). Dans leur multitude même et sans échapper à l’épaisseur et aux blessures de l’histoire coloniale qui les conditionne en partie, les œuvres ici exposées s’inscrivent dans un paysage mondialisé de l’art, excédant le seul cadre culturel de leur origine. C’est bien le “Tout-Monde” théorisé par Glissant, c’est-à-dire un espace mouvant où les identités culturelles se créolisent, où les imaginaires et les culturels s’interpénètrent, qui flotte dans l’exposition, lieu consacré s’il en est de la relation.
> Friche La Belle de Mai, Marseille, jusqu’au 2 juin
La Huaca Pleure, de Louidgi Beltrame
Invitée par Claire Le Restif au Crédac, à Ivry-sur-Seine, Louidgi Beltrame, passé par les Beaux Arts de Marseille, le Fresnoy et la Villa Arson, élargit la sphère de ses obsessions centrées sur les vestiges et les fantômes. Oscillant entre des formes multiples (films, photographies, dessins, sculptures), il expose aujourd’hui ses recherches menées ces dernières années sur l’un des sites archéologiques les plus connus du Pérou, El Brujo (le Sorcier). Captivé par les rituels magiques et chamaniques qui s’y tiennent depuis des millénaires, il a enquêté sur place, filmant la pratique d’un chamane, et en rencontrant des “huaqueros”, définis comme des “fouilleurs de tombes clandestins”. Un sujet qu’évoquait à sa manière la cinéaste Alice Rohrwacher dans son film récent, La Chimère, où des pilleurs·ses de tombes étrusques (des “tombalori”) s’animaient dans l’Italie des années 1980.
Ici, Louidgi Beltrame se penche sur ces fouilleurs·ses péruvien·nes qui, grâce à des techniques vernaculaires, repèrent des sépultures dans les ruines de pyramides. L’artiste cherche à comprendre comment il·elles sont capables de ressentir le vide de la terre dans laquelle se trouvent les vestiges d’un monde oublié. À travers films, photos, encres sur toile et sculptures, il évoque ainsi les gestes magiques de ces chamanes étrangères à la rationalité du monde occidental qui a colonisé leurs terres, à défaut de leur imaginaire et de leurs pratiques sociales. Consignant dans cette cosmogonie andine secrète la persévérance de la sorcellerie et de visions hallucinatoires, l’artiste nous confronte par son détour même à la mécanisation rationnelle de notre propre monde désenchanté. Par son travail de documentation quasi ethnographique et de sublimation (dans des encres sur voile de coton), il donne une réalité sensible à ces huaqueros, dont les visions extatiques illuminent Ivry.
> Le Crédac (La Manufacture des œillets), Ivry-sur-Seine, jusqu’au 31 mars
Revenir du présent, Regards croisés sur la scène actuelle
D’Aubervilliers à Avignon, d’ateliers du Grand Paris à un hôtel particulier du XVIIIe siècle, le déplacement des artistes-résident·es de la pépinière POUSH vers la Collection Lambert qui les y invite le temps d’une exposition, Revenir du présent, Regards croisés sur la scène actuelle, traduit une énergie commune aux deux institutions : faire circuler les élans de la jeune création, sans les restreindre aux murs exclusifs de leur abri originel. Ouvert en mars 2020 dans une tour de bureaux vacants à Clichy, puis transférée en avril 2022 à Aubervilliers, dans un campus industriel de 20 000 m2, POUSH accueille dans des ateliers adaptés à leurs besoins plus de 250 artistes, émergent·es ou confirmé·es. Soucieux de s’ouvrir à d’autres lieux et types de collaborations, ce lieu trouve aujourd’hui avec la Collection Lambert un écrin parfait pour exposer la créativité de ses hôtes. Car le centre d’art contemporain créé par Yvon Lambert au cœur de la ville d’Avignon, dirigée aujourd’hui par François Quintin, ne se contente pas d’abriter ses propres collections ; il accueille aussi, dans un souci de soutien à la création émergente, des travaux d’étudiant·es de la région et des résidences de jeunes artistes.
En proposant à POUSH de prendre possession des lieux pour exposer les pièces d’une quarantaine d’artistes d’Aubervilliers, dont certain·es déjà reconnu·es – de Pol Taburet à Gaëlle Choisne, de Grégory Chatonsky à Anne Le Troter, de Morgan Courtois à Edgar Sarin, de Cledia Fourniau à Laura Sellies –, la Collection Lambert élargit donc le périmètre géographique de sa curiosité curatoriale. Les curateurs de l’exposition en Avignon, Stéphane Ibars et Yvannoé Kruger, proposent une triangulation entre les nouveaux territoires parisiens, les quartiers de l’agglomération d’Avignon et les projets qu’ils animent autour de la question de notre rapport confus au monde réel, à la manière dont il nous affecte tous·tes. Au fil du parcours, des rêves se dessinent, des fables s’esquissent, des angoisses se dissimulent, dans une succession d’ambiances, qui dans leur multiplicité même, constituent le visage fragmenté et solidaire d’une jeune scène artistique confrontée à la complexité du présent, et à la nécessité d’en faire quelque chose, d’en revenir.
> Collection Lambert, Avignon, jusqu’au 19 mai
Olivier Mosset
Peu présent en France ces dernières années et ayant eu droit à une rétrospective au MAMCO Genève en 2020, Olivier Mosset revient à Paris, invité par la galerie Les Filles du calvaire, qui accueille dans son nouvel espace quelques pièces monumentales récentes et d’autres pièces historiques. Où l’on retrouve, comme un geste familier qui ne s’use pas, sa peinture radicale définie comme “de la couleur appliquée sur une toile”. Figure mythique d’une révolution conceptuelle à la fin des années 1960, menée avec Daniel Buren, Michel Parmentier et Niele Toroni à travers le groupe dit BMPT, Mosset n’a cessé de réinterroger la peinture et la fonction même du peintre. “Puisque peindre, c’est valoriser le geste ; puisque peindre, c’est illustrer l’intériorité ; puisque peindre sert à quelque chose…, nous ne sommes pas peintres”, affirmait-il avec ses amis. Ce refus de l’expressivité ou de tout effet a conduit Olivier Mosset à ne chercher dans la peinture que sa “seule présence”.
Passeur entre l’abstraction américaine et la peinture européenne, il a souvent, comme le confirme cette exposition aux Filles du calvaire, privilégié des monochromes gigantesques : “Le monochrome est ce qu’il y a de plus facile et de plus difficile”, explique-t-il souvent. “Le paradoxe du tableau, c’est que c’est bien le système qui lui donne sa place. Les différentes péripéties qui le déplacent (expositions, ventes, textes) lui permettent d’acquérir cette position qui va justement questionner ce système lui-même.” C’est ce qui est stimulant avec Mosset : en plus de contempler la beauté nue de ses monochromes, il invite à méditer sur la peinture elle-même. Cela dure depuis soixante ans, et c’est toujours un plaisir intact. En parallèle de son exposition personnelle rue Chapon, la galerie accueille dans son espace historique une exposition collective sur une proposition d’Olivier Mosset et un commissariat de Sarina Basta, sur le compagnonnage de Piet Mondrian et ses réseaux d’amitiés artistiques.
> Galerie Les Filles du calvaire, Paris, jusqu’au 24 février
Quelques nouvelles…, de Fabrice Gygi
Assez discret en France ces dernières années, l’artiste suisse Fabrice Gygi donne quelques nouvelles, de lui, de sa peinture abstraite, des lignes du monde, à la galerie Chantal Crousel, avec une exposition de toiles dont le jaune irradie l’œil du·de la visiteur·se : “Le jaune de celui qui grandit, marqué au fer du sceau de la devise ‘Lux’. Une lumière qui se superpose sans adhérer au Téflon d’une journée qui ne cesse de se répéter”, confesse-t-il dans un texte qui présente de manière sibylline et poétique son exposition. Longtemps auteur de performances politiques et de manifestations auto-organisées dans les années 1980 et 1990, questionnant les systèmes de contrôle et de surveillance des sociétés contemporaines, l’artiste, né en 1965, a déplacé les formes de ses gestes du côté de la peinture et de la sculpture, sans pour autant renoncer à son tropisme contestataire.
Depuis qu’il a délaissé la pratique des installations, l’homme privilégie la création de formes géométriques élémentaires, comme si la recherche d’un minimalisme formel obsédait ses mains agitées, qui voudraient se protéger de la menace d’un quadrillage et d’un encerclement. Ses lignes se présentent comme “des lignes droites, épaisses qui s’entrecroisent” : “J’aime pas les cages, un peu moins les grilles et les croix, et je négocie toujours aussi mal les courbes, sur la trame à quatre-vingt-dix, toujours appréciée et obliquée.” Les nouvelles de Fabrice Gygi sont bonnes ; son art reste toujours aussi libre, rien ne l’enferme.
> Galerie Chantal Crousel, Paris, jusqu’au 16 mars
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