A la fondation Louis Vuitton à Paris, l’expo « Olafur Eliasson : Contact » entame son deuxième et dernier mois d’existence. Comment retranscrire une expérience multi-sensorielle qui joue sur la capacité d’empathie de chacun ? Eléments de réponse en se penchant sur les nombreux selfies des visiteurs.
Sauf à avoir fait vœu de digital detox pour la nouvelle année, impossible d’être passé à côté d’une prolifération de selfies d’un nouveau genre sur les réseaux sociaux. On trouve le phénomène décliné sous deux formes. Une atmosphère ouatée baignée de lumière orangée chaleureuse, et sa variante minimaliste, un noir et blanc anguleux, géométrique et stellaire. L’invasion a une date de début : le 17 décembre, jour de l’ouverture au public de l’exposition Olafur Eliasson : Contact à la fondation Louis Vuitton. Et l’opération un nom de code : #EliassonFLV.
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Il s’agit, on l’aura compris, de l’abondante documentation photographique dont fait l’objet l’exposition d’Eliasson par ses visiteurs, et particulièrement les deux installations principales, Contact (la chaleureuse) et Map for Unthought Thoughts (la géométrique). L’ exposition la plus photographiée de ce début d’année ? On est prêt à le parier. Elle participe en cela d’une tendance lourde qui concerne la plupart des institutions culturelles.
D’Orsay au Palais de Tokyo, il est devenu de mise d’encourager le point de vue de l’usager en accessoirisant chaque exposition d’un hashtag idoine. Alors qu’il y a peu, on se voyait contraint de ruser afin de contourner l’interdiction de photographier dans les musées, le contraire est vrai aujourd’hui. Et l’incitation à produire de l’image quasi systématique. Pour les expositions de peinture « plate” aussi, où les toiles sagement alignées au mur amenuisent pourtant considérablement les possibilités de trouver de nouveaux points de vue. Dans ces cas-là, le recours à la prise de vue collective ne semble pas vraiment avoir d’autre utilité que de générer un vernis couleur « air du temps », et une plus-value de convivialité.
Avec Olafur Eliasson : Contact cependant, le phénomène a plus d’épaisseur qu’une simple concession à la dictature des réseaux. Car toute la proposition s’articule précisément autour de la perte de repères et de la dilution de la conscience de soi. Ainsi l’artiste déclare-t-il : « L’idée de l’œuvre est la suivante : si l’on pouvait entrer dans notre horizon intérieur, que ressentirait-on ? » (Artpress n°418). Les selfies et autres formats carrés, des tentatives de se resituer dans un espace-temps incertain où tout fout le camp ?
Miroirs, ombres projetées et dispositifs optiques : le spectateur, transporté dans l’obscurité d’un espace infini, est amené à faire l’expérience des limites du connu. Mais à la différence des œuvres de beaucoup d’artistes optico-cinétiques, le dispositif ne vise pas à la perturbation des réflexes perceptifs d’un seul. L’inclusion de la foule est fondamentale chez Eliasson : la prise de conscience de soi, ou plutôt, la perturbation de cette conscience, est une expérience collective. En même temps que je me perçois, je perçois les autres autour de moi. Interrogée à ce sujet, Claire Staebler, co-commissaire de l’exposition, explique : “Contrairement à d’autres expositions, il n’y a pas de privilège à la visiter seul. Car à force d’avoir du succès, Eliasson a pris en compte le public nombreux qui se pressait dans ses installations. Il l’a intégré comme une donnée à part entière dans son œuvre.”
Les idées de collectif, d’usage et de spectateur ont toujours été centrales dans le travail d’Eliasson. On se rappellera ainsi de ses grandes installations immersives, The Weather Project (2003), un soleil artificiel qu’il avait installé dans le Turbine Hall de la Tate Modern à Londres ; le champ de lave de sa dernière exposition parisienne au musée d’Art moderne, Chaque matin je me sens différent, chaque soir je me sens le même (2002) ; ou plus récemment, Riverbed (2014-2015), reconstitution pierre par pierre d’un paysage islandais – ruisseau compris – dans l’une des salles du Louisiania Museum au Danemark. En témoigne aussi l’interpellation directe contenue dans le titre de plusieurs de ses pièces qu’il fait commencer par le pronom « Your… ».
Parmi elles, Your Uncertain Archive, son projet de mémoire collective. Sous la forme d’un site web, développé par son studio pendant plus de quatre ans et mis en ligne l’an passé, l’intégralité de ses productions – œuvres, textes, croquis, idées, notes – est organisée de manière à produire un environnement tridimensionnel en évolution permanente, où le visiteur navigue en choisissant parmi les fonctions « Drift » (on part à la dérive) et « Connections » (on est redirigé vers des mots-clés thématiques).
Sur le même modèle que son archive, qu’il décrit comme un organisme vivant, Eliasson a opté pour une documentation interactive et en temps réel de son exposition à la fondation Louis Vuitton. Les photos Instagram font pour ainsi dire office de vues d’exposition : dès qu’une photo est postée sur les réseaux sociaux avec le hashtag de l’exposition, elle est apparaît sur le site.
Résultat ? Un flux infini qui fait correspondre à une expérience multi-sensorielle une multitude de points de vue, tous similaires mais jamais tout à fait les mêmes. Comme les multiples facettes d’un kaléidoscope, référence centrale chez Eliasson : “J’ai toujours été intéressé par le concept de kaléidoscope et j’y ai souvent recours dans mon travail. J’aime surtout l’idée d’un kaléidoscope architectural, dans lequel il est possible de pénétrer, non pas dans l’espoir de nous évader du monde que nous connaissons, mais pour approfondir notre compréhension de ce monde, pour voir l’invisible”(catalogue de l’exposition).
Olafur Eliasson : Contact, du 17 décembre au 23 février à la fondation Louis Vuitton à Paris.
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