Peter Brook est mort ce mort 2 juillet 2022. Il avait 97 ans. À cette occasion, nous vous invitons à relire ce grand entretien avec lui.
Dans Why ?, sa nouvelle création, le metteur en scène britannique interroge le pourquoi du théâtre, à partir du destin de Vsevolod Meyerhold, metteur en scène russe persécuté par Staline. L’occasion d’un échange fécond avec le patron des Bouffes du Nord sur son parcours, son rapport à la scène et sa volonté d’entremêler rire et tragédie.
De son inoubliable Mahabharata, qui inscrivait les légendes de l’Inde sous les étoiles d’une carrière à ciel ouvert en Avignon, à la mise en scène des recherches sur le cerveau du neurologue Oliver Sacks, Peter Brook nous a toujours surpris dans le choix des œuvres qu’il magnifie dans ses spectacles.
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Maître de l’espace vide, il fut l’un des premiers à jeter aux orties l’apparat des décors et du rideau de scène pour placer le comédien au premier plan et témoigner de la diversité des cultures en s’entourant d’une troupe internationale dès les années 1970. A 94 ans, Peter Brook retrouve aujourd’hui les murs patinés de sa grotte théâtrale des Bouffes du Nord pour Why ? qu’il cosigne en toute complicité avec Marie-Hélène Estienne.
Une nouvelle création aux allures de master class aussi drôle qu’idéale où il revient sur sa conception du jeu de l’acteur et glisse vers le poignant pour rendre hommage à un pionnier de la réinvention du théâtre en la personne du metteur en scène russe Vsevolod Meyerhold qui paya de sa vie sa volonté de libérer les arts de la scène dans une Union soviétique sous la coupe de Staline.
Avant notre rencontre, c’est dans l’enceinte de l’Ecole internationale de théâtre Jacques-Lecoq qu’il nous convie à assister au premier filage de la pièce entouré d’une quarantaine d’étudiants venus des quatre coins de la planète.
Peter Brook — Je ne sais pas d’où je l’ai appris mais à un moment la présence du public durant les répétitions devient nécessaire. Je ne pourrais pas supporter l’idée que l’on répète une pièce de théâtre comme on fabrique un plat dans la cuisine pour le servir aux spectateurs une fois qu’il est prêt. Pour trouver sa forme, une pièce doit pouvoir se développer en se déployant de sa première représentation à la dernière.
J’ai beaucoup travaillé à Broadway et là-bas, pour les acteurs, la première est un événement crucial car tout se joue à la lecture des critiques au lendemain de ce jour fatidique. Si elles sont mauvaises la pièce peut très vite s’arrêter. Parfois le public s’accroche et fait mentir la critique, alors là, c’est merveilleux.
Au début, on répète entre nous à travers des improvisations, ensuite le metteur en scène doit trouver sa place pour travailler sur l’écoute entre les acteurs et poser sur eux un regard qui ne vient que de lui. Puis vient le moment de prendre du recul, j’aime énormément dialoguer avec les techniciens pour savoir ce qu’ils en pensent.
Mais je me suis vite rendu compte qu’il fallait réunir un petit public pour qu’il soit partie prenante du travail et nous permette de continuer à avancer dans la création. Il ne s’agit jamais de spectateurs payants qui seraient dans l’attente de quelque chose, mais d’une assemblée de jeunes gens, pas nécessairement issus d’une école de théâtre, qui se mêle au groupe de nos proches et de nos amis.
Alors on peut mesurer la résonance que provoque la pièce. Parce que c’est toujours un aller-retour, cette chose qui s’appelle le théâtre n’existe que dans la prise en compte de sa composante principale, le public. J’aime prendre l’exemple des naufragés sur une île déserte. A deux, il n’y aura jamais de théâtre mais un parlement car chacun va rester à débattre de ses certitudes et ils vont se disputer.
A trois naufragés, tout devient possible. Ils peuvent jouer des situations à deux et le fait qu’il y ait un troisième qui regarde permet qu’il y ait théâtre. J’ai fait cette longue introduction, mais maintenant, avant de parler de quoi que ce soit, je voudrais connaître vos réactions face ce que vous avez découvert hier soir.
Là, c’est vous qui faites l’interview !
Absolument, mais c’est un échange.
Je pense que tout ce qui est dit dans cette pièce vous pourriez le reprendre à votre compte.
Oui, c’est très curieux. Je retrouve moi-même mon propre chemin à travers l’évocation des idées sur le théâtre que développait Meyerhold. Au début de ma carrière, en Angleterre, je me suis vite rendu compte que le théâtre était totalement bloqué par des conventions préétablies. Mon boulot a toujours été de m’en libérer pour le sortir des ornières de la tradition.
Il y a longtemps, quand on a monté La Conférence des oiseaux du poète persan Farid al-Din Attar, une pièce dont le contenu est d’une grande finesse, on commençait la soirée avec L’Os de Birago Diop, une farce africaine de quelques minutes juste pour que le public s’amuse et n’arrive pas en faisant une tête de circonstance dans l’attente de voir quelque chose de sérieux comme à l’église.
C’est ce principe que nous avons suivi hier soir et j’étais très content que les acteurs réussissent par le rire et les acrobaties à trouver le contact avec les spectateurs et à le maintenir pour aller plus tard vers l’émotion en maintenant jusqu’à la fin la relation avec le public. C’était notre premier filage en public, et pour nous, c’est très encourageant.
La grande question de Why? est le pourquoi du théâtre, alors j’ai envie de vous demander : pourquoi faites-vous du théâtre Peter Brook ?
Mon expérience me fait croire qu’il existe ce que l’on nomme un destin pour chacun d’entre nous. Chaque bébé à l’heure de sa naissance est à l’aube d’une vie qui sera une expérience unique. Nous avons tous des champs particuliers qui, plus que d’autres, vont nous permettre de nous réaliser. Moi, j’ai multiplié les essais.
Je voulais être écrivain, journaliste, compositeur, musicien, peintre mais je me suis vite aperçu que je ne pourrais jamais rivaliser avec les artistes qui étaient mes références à l’époque. Aimer Shakespeare ou Mozart à l’âge de 12 ans était une chose, mais je savais qu’il serait impossible pour moi d’atteindre leur hauteur.
Il y avait un champ qui m’attirait plus que d’autres, c’était celui où l’on peut aider à les faire entendre. Comme une personne aide à l’accouchement d’un bébé, je me suis dit que je pouvais aider à les faire connaître à travers la capacité que j’avais de donner une incarnation à leurs œuvres sur le plateau. Si l’on s’entend sur le fait qu’il existe un destin, on n’a pas le choix. Comme on ne peut l’éviter, c’est un chemin que l’on a à parcourir.
Pourquoi avoir quitté l’Angleterre et avoir mené votre carrière en faisant de la France votre camp de base ?
Je n’ai jamais cru que l’Angleterre, notre petite île qui aspire aujourd’hui au Brexit, était vraiment le meilleur endroit du monde pour l’idée que j’avais de la pratique de l’art. J’ai très vite eu l’intuition qu’il y avait d’autres pays et d’autres cultures à découvrir. Très tôt j’ai décidé qu’il fallait que j’aille voir ailleurs : en Asie, au Japon, en Afrique et en Afrique du Sud en me confrontant au racisme qui est quelque chose de détestable et stupide.
Le Paris que j’ai découvert dans ma jeunesse était une plaque tournante et un centre bouillant pour la culture. A Londres, je trouvais que la culture était refermée sur elle-même. Mon désir de dépasser les frontières avait aussi un sens politique car on ne peut pas se contenter de rester sur son quant-à-soi.
C’est à l’invitation de Jean-Louis Barrault, qui me proposait de diriger un atelier dans le cadre du Théâtre des nations, que j’ai commencé à rencontrer à Paris des acteurs américains, portugais, français, africains et japonais – qui à l’époque n’étaient présents sur aucune scène de théâtre.
Ce qui m’intéressait, c’était de réunir des gens de cultures différentes pour les faire travailler ensemble sur une même histoire. Comme ils ne parlaient pas la même langue, ils étaient bloqués et n’arrivaient pas à communiquer. Alors nous avons inventé notre langue.
On l’a appelé le bashta hondo. J’avais choisi un scénario simple, ils étaient perdus dans un pays inconnu et devaient se rapprocher les uns des autres pour trouver leur chemin. En usant d’onomatopées, on posait les bases d’un langage universel qui s’enrichissait chaque jour au fil des improvisations. Que représentent les sons avant que les mots ne se forment ? C’est à partir de là que nous nous sommes intéressés aux langues perdues comme l’avestique, la langue des poèmes de Zoroastre qui est à l’origine de notre culture, bien avant le persan et le grec.
Dès l’année 1971 vous montez un Centre international de recherche théâtrale qui deviendra le Centre international de créations théâtrales avec l’ouverture des Bouffes du Nord…
En France, j’ai rencontré Micheline Rozan qui est devenue une personne inséparable de mon travail comme l’est aujourd’hui Marie-Hélène Estienne. Je n’avais rien d’un homme d’affaires et Micheline Rozan a très vite senti que j’avais besoin d’être épaulé. Elle avait le talent de savoir parler avec les responsables de la culture, c’est elle qui a découvert l’existence du théâtre des Bouffes du Nord.
Au début pour nos workshops, nous n’avions que les immenses galeries des entrepôts du Mobilier national. Il nous fallait trouver un lieu pour que notre Centre de recherche théâtrale existe vraiment. C’est au final dans le quartier de la gare du Nord que l’on a appris qu’un ancien théâtre de variété était en ruine et laissé par son propriétaire dans un total abandon depuis des années.
Je me souviens que pour le visiter, on est passé par un trou dans un mur en avançant à quatre pattes. On avait des lampes de poche et c’est dans leurs faisceaux que l’on a découvert pour la première fois le cercle du parterre du théâtre où l’on travaille depuis.
Comme on n’avait pas l’argent pour faire des travaux, on a tout gardé en l’état. C’est comme ça que sont nées les Bouffes du Nord, un théâtre dont on a conservé la présence fantôme avec des murs qui parlent – et ça c’est unique.
L’autre étape c’est Le Mahabharata au Festival d’Avignon et votre désir de monter la pièce dans le décor naturel d’une carrière, à Boulbon.
C’est un récit épique qui me poursuivait depuis plusieurs années déjà. Comme toujours quand on me questionne sur un choix, j’ai l’impression d’un sujet qui dort et s’éveille en disant : « Maintenant, je veux apparaître. » J’étais là comme un véhicule, un taxi attendant patiemment sans connaître la destination de sa prochaine course jusqu’à ce que quelqu’un monte et donne l’adresse où se rendre.
En Inde, Le Mahabharata est un véritable trésor pour les Indiens, on dit que ce qui n’y est pas écrit n’existe nulle part. C’est comme la Bible si l’on réunit l’Ancien et le Nouveau Testament. On sentait qu’il fallait sortir de toutes les conventions du théâtre pour s’en emparer.
Jouer ça pour la première fois nécessitait de trouver un lieu où la relation entre la terre et le ciel soit évidente, c’est ainsi qu’est venue l’idée d’une carrière à ciel ouvert. Boulbon est une carrière abandonnée qui forme un cirque dans la montagne. Comme ça se passait dans la nature, on a joué avec la lumière de la journée, avec celles du couchant et des étoiles la nuit. Parfois, quand le timing était juste, on voyait les premiers rayons du soleil poindre avec la fin de la pièce.
Après, on passe du Mahabharata, un texte des origines de l’humanité, à un travail sur les écrits du neurologue Oliver Sacks sur le cerveau. Comment est-ce possible ?
Il était impensable pour moi de devenir le spécialiste des épopées ancestrales. Alors on s’est posé la question de savoir ce qui, dans notre vie moderne, était à la hauteur de cette saga. C’est ainsi que je me suis intéressé à l’œuvre du neurologue Oliver Sacks et à son livre L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau.
A travers l’approche que ce médecin avait des symptômes de ses patients, j’ai découvert un monde inconnu qui recélait pour moi autant de richesses que les écrits anciens, mais à l’échelle du cerveau humain.
Puis ce sera le continent africain avec des pièces d’auteurs maliens, sénégalais et, en plein apartheid, votre découverte du théâtre sud-africain.
J’ai tout appris de mes deux enfants, quand ils étaient petits et que je leur lisais des histoires le soir. J’adorais le moment où je marquais un temps d’arrêt et qu’ils me demandaient de continuer, car on a toujours peur de perdre son public. J’ai toujours été fasciné par la tradition du conte. C’est comme ça que je me suis intéressé aux écrits d’Amadou Hampâté Bâ, Birago Diop ou Tierno Bokar. J’aimais la capacité qu’ont les conteurs africains d’inventer des situations comiques pour capter l’attention de leur auditoire. En Afrique du Sud, avec l’apartheid, c’était infiniment plus compliqué. Dans cette société à la cruauté sans pareil, toute forme d’art était interdite aux Noirs. Mais j’ai découvert une exception à la règle. Par nécessité commerciale l’espace du marché de Johannesburg était un endroit qui ignorait la discrimination raciale. Les Noirs et les Blancs pouvaient s’y côtoyer et c’est ce qui avait conduit Barney Simon à y créer le Market Theater avec la possibilité de réunir une distribution mixte et de jouer devant un public mixte. Nous sommes devenus amis, c’est là que j’ai découvert les pièces d’Athol Fugard que nous avons fait venir plus tard aux Bouffes du Nord.
Avec Why? vous faites référence à la création de l’univers et à ce septième jour ou Dieu ne fait rien et invente l’ennui. Quelle place a l’ennui dans votre conception du théâtre ?
C’est très important pour moi que l’ennui existe. J’ai écrit un petit livre où je dis que le diable, c’est l’ennui. J’aime cette association. L’ennui est un révélateur et je trouve qu’il convient parfaitement au rôle du diable. Quand je reviens de voyage, le fait que je retrouve les immeubles et les rues de Paris est au début très agréable et puis, à partir d’un moment, ça m’ennuie.
C’est pareil quand je travaille avec les acteurs. Je leur fais une proposition et quand je m’ennuie à les voir jouer, c’est le signal d’alerte qui me fait dire qu’il faut aller plus loin pour que quelque chose arrive.
Vous revenez sur la destinée tragique du metteur en scène Vsevolod Meyerhold qui commence par révolutionner le théâtre puis subit la censure en Union soviétique avant d’être emprisonné, torturé et condamné à mort sur l’ordre de Staline.
Un martyr du théâtre, c’est comme ça que je l’appelle. C’était pour nous un devoir de rendre hommage à la carrière de Meyerhold qui n’a jamais écrit mais dont on connaît la vie par les témoignages de ceux qui l’ont accompagné. D’après moi, le seul équivalent est Socrate, qui a dû se suicider parce que ses idées dérangeaient le pouvoir en Grèce.
Dans le cas de Meyerhold, repenser le théâtre hors du cadre définit par le pouvoir stalinien lui a coûté la vie.
Dans la pièce vous parlez de “la tragédie avec un sourire sur les lèvres”. Pouvez vous expliciter cette formule ?
C’est très important pour moi que la pièce se revendique de l’humanité du sourire même si l’on finit par évoquer une histoire tragique. Si on prend l’exemple de Shakespeare, il y a toujours chez lui un personnage de bouffon qui représente quelque chose d’essentiel de la vie au milieu de situations violentes et dramatiques. On trouve ça aussi dans Mozart.
A ce propos, j’aime citer Amadou Hampâté Bâ qui résume notre attitude en très peu de mots : « Etre trop sérieux n’est pas très sérieux. »
Why ? texte et mise en scène Peter Brook et Marie-Hélène Estienne, avec Hayley Carmichael, Kathryn Hunter, Marcello Magni. Du 19 juin au 13 juillet, en anglais surtitré en français, Théâtre des Bouffes du Nord, Paris Xe
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