A Sérignan, Neil Beloufa sculpte une exposition faite main qui s’appuie sur un sens aigu du collectif pour envisager une révolution qui finira bien par advenir.
“J’ai voulu faire une exposition uniquement composée de sculptures, où la vidéo serait pour une fois absente.” Neil Beloufa se tient sur le seuil de sa nouvelle exposition au musée régional d’Art contemporain à Sérignan lorsqu’il prononce ces quelques mots. A eux se mêlent déjà, provenant de l’intérieur de la salle où ne pénètre pas le jour, des éclats de voix. Sur un plateau de télévision distant, ça se crêpe le chignon, argumente et s’échauffe. Ces sculptures qu’on nous promet seraient alors dotées de la parole. Une exposition sans vidéo, vraiment ?
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Le premier pas dans la salle le confirme. A Sérignan, il y a bien de la vidéo. Il y en a même deux, des œuvres préexistantes, positionnées comme en exergue à l’entrée. Dans La Domination du monde (2012), des quidams castés dans la rue improvisent un jeu de rôle géopolitique. A chacun, un continent a été assigné, dont ils devront dès lors défendre les frontières. Très vite, c’est l’escalade et la guerre généralisée. Avec Monopoly (2016), c’est un groupe d’adolescents qui s’adonne à une activité similaire. A travers les règles d’un jeu de Monopoly, ceux-ci jouent à se partager l’Ukraine, graines de capitalistes rompues aux règles du néolibéralisme effréné et sans plus d’états d’âme que leurs aînés lorsqu’il s’agit de défendre bec et ongles leur pré carré – quand bien même fictif.
Vitraux et cartons de pizza
En pénétrant plus avant dans l’espace, la déclaration liminaire de l’artiste se précise. On commençait à avoir vu, beaucoup vu même, certaines des pièces un peu gadgets de l’artiste – et entièrement pensées comme telles –, comme les fameux “plug-paintings” équipés de prises pour recharger son iPhone sur les foires. Ici, ces pièces ont leur descendance, mais qui au-delà du gag ajoutent également un nouveau registre à son vocabulaire : des canidés de type “saucisse” offrent docilement le flanc à une rallonge électrique. Comme les machines Nespresso plus loin, leur surface est recouverte d’une couche de divers emballages alimentaires découpés puis assemblés avec du Scotch de déménageur.
On lève les yeux : une nouvelle série de tableaux nous fait de l’œil et tente de se faire passer pour de précieux vitraux d’églises quand il ne s’agit que du chatoiement fallacieux de cartons de pizza et d’emballages de packs de Kro pris dans du Cellophane tendu. Ces petits objets, totems d’une globalisation soft, dialoguent avec deux ensembles de pièces plus grinçantes.
Se détache en contre-jour, sur fond de la convivialité d’un cocktail de vernissage, la silhouette sombre de l’exclusion géopolitique
En écho aux deux vidéos, et comme souvent dans les expositions de Neil Beloufa, un bar occupe l’arrière de la salle. Vide, le comptoir fait surtout office de délimitation séparant deux espaces plutôt que de les réunir. Une pensée qui se précise lorsqu’on y aperçoit des passeports de divers pays abandonnés là. Comptoir de douane autant que de bar, se détache alors en contre-jour, sur fond de la convivialité d’un cocktail de vernissage, la silhouette sombre de l’exclusion géopolitique.
Spatialement, ce sont donc deux aspects de sa pratique qui se retrouvent ici séparés, la vidéo et la forme. Développement durable est la première exposition de l’artiste hors de la capitale en France, mais surtout, elle donne l’occasion de prendre la mesure d’une évolution fulgurante. Si l’on se retient à dessein de parler de “retour” sur la scène hexagonale, c’est que sa dernière exposition ne date que de 2015, où il exposait à la galerie Balice Hertling. Pourtant, ce mot-là démange bel et bien, tant le résultat témoigne d’une évolution perceptible.
L’envers du décor
L’an passé, le diplômé des Beaux-Arts de Paris s’offrait du haut de sa petite trentaine les cimaises du MoMA à New York. Et, en parallèle, tournait un long métrage, Occidental (2017), sélectionné à la Berlinale, le prestigieux festival international du film à Berlin. C’est d’ailleurs dans les décors du film, construits dans l’atelier partagé de l’artiste à Villejuif, dans la banlieue sud parisienne, qu’avaient été organisées des expositions montées par les occupants des lieux. Accompagnant l’essor durant ces années-là des lieux autogérés par des artistes, Occidental Temporary, le nom de la structure d’exposition, révélait comme dans les dispositifs de Neil Beloufa l’envers du décor et les câblages, mettant cette fois à nu les rouages de la vie d’artiste dans une capitale au maillage trop serré pour les accueillir.
Autant dans le long métrage que dans l’espace de création, de vie et d’exposition, l’accent est mis sur la dimension de travail collectif. Evidente dans l’économie de production du cinéma, elle l’est moins chez l’artiste classique, où prévaut encore l’image du sculpteur engagé dans un corps-à-corps solitaire avec sa matière. A Sérignan, on observe dans les sculptures ce système bouclé où les matériaux et les savoir-faire mobilisés proviennent des ressources présentes sur place à l’atelier.
Sans la langue de bois des entreprises, ces collectifs, workshops de hackers ou ateliers d’artistes, dessinent les contours de poches de résistance
On n’avait jusqu’alors pas évoqué les modules au sol, sortes de capsules spatiales high-tech dont la coque ouverte et la banquette moelleuse attendent un occupant à l’identité indéterminée – visiteurs de l’exposition, touristes de l’espace, réfugiés apatrides ? Trop explicites sans doute même si elles se refusent à l’être, elles tombent un peu à plat. Au contraire, le réseau formé par les petites pièces et les tableaux mobilise un recours au fait-main que l’on pensait rendu obsolète par le mode de production fordiste.
Sans la langue de bois des entreprises brandissant à tout-va un providentiel “développement durable”, ces collectifs, workshops de hackers ou ateliers d’artistes, dessinent les contours de poches de résistance. Où se confectionne à partir de bric et de broc le “nous” encore indéterminé qui précède et accompagne toute mobilisation politique. Ingrid Luquet-Gad
Développement durable jusqu’au 22 octobre au musée régional d’Art contemporain (Mrac), Sérignan
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