S’entourant des œuvres de vingt-huit artistes, l’artiste allemande distille son regard frondeur au Palais de Tokyo et invite à de nouvelles trajectoires.
C’est la promesse d’un embrasement qui ne viendra jamais, mais dont tout concourt à maintenir ardentes les braises incandescentes. Au Palais de Tokyo, à Paris, l’artiste allemande Anne Imhof, lauréate en 2017 du Lion d’or à la Biennale de Venise, investit l’intégralité des espaces pour une carte blanche qui signe sa première présentation d’envergure en France. À l’annonce de son invitation déjà, l’évocation de son nom, incantatoire, faisait se lever à sa suite une cohorte d’images et d’attentes, bruire les basses et les rumeurs.
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Il faut dire que l’artiste aura, comme peu d’autres avant elle, réussi à rendre poreux les murs d’institutions artistiques aux scènes éruptives et abrasives dont on dira un jour qu’elles auront défini la texture sensorielle de leur époque. Car Anne Imhof, connue surtout pour ses performances aux titres coup-de-poing (Rage ; Deal ; Angst ; Faust ou plus récemment Sex), s’abreuve à l’énergie brute des clubs techno, leurs codes vestimentaires et leurs rituels corporels, leur temporalité hétérotopique et leurs affects dysphoriques.
De ces années 2010 stoppées net dans leur lancée, ses premières œuvres auront dressé une archive sensorielle, qui nous parle moins d’élan utopique ou d’escapisme hédoniste que d’une recherche entravée de liberté : comment danser et jouir lorsque l’économie de l’attention grignote le temps disponible, comment se dissocier lorsque le postcapitalisme arase les derniers espaces urbains vacants.
Un geste minimal tenu sur le fil
Alors, on s’attendait à une jouissance immédiate portée sur des signes visuels extérieurs efficaces, cette esthétique mi-SM, mi-sportswear qu’elle aura conduite, ces marqueurs générationnels scandés par des sigles, Easyjet ou Balenciaga, mais voilà que l’artiste nous prend à notre propre jeu. En guise de sulfureux, elle distille un geste minimal tenu sur le fil, décevant les attentes d’un présent de l’ici et maintenant pour mieux contempler la béance de l’Histoire et ouvrir sous nos pieds un vertige d’éternité.
Le geste principal se lit à la fois comme un paysage scénographié et comme une exposition collective de vingt-huit artistes
Au Palais de Tokyo, Natures mortes a dès le départ été conçue comme une proposition dont les performances d’Anne Imhof ne constitueraient pas le cœur. De leurs rémanences, captations filmées ou accessoires scéniques, le parcours est traversé. Mais le geste principal se lit à la fois comme un paysage scénographié et comme une exposition collective de vingt-huit artistes, du XVIIIe siècle à nos jours. Dans le bâtiment brutaliste, Anne Imhof a vidé les espaces de ses cimaises éphémères et percé de nouveaux points de vue.
Une fronde entretenue
Tout au long du parcours, un ensemble de parois de verre, vestiges tagués d’une architecture bureaucratique stérile, dessine tantôt un couloir courbe, tantôt une rue, tantôt un labyrinthe, ponctués de plongeoirs, de tremplins ou de podiums, de rails de fer ou de colonnes capitonnées. En réponse à l’écho d’une bande-son ferrailleuse qui imprègne l’intégralité des espaces, les œuvres – les siennes, des tableaux mais aussi des dessins peu connus, et celles de ses invité·es – peuplent de mues encore tièdes un panorama sévère suintant d’une fronde entretenue.
Au portrait d’une scène berlinoise répondent d’autres chairs dressées contre les carcans
Plusieurs fils déclinent autant d’entrées : se mêlent les résonances thématiques (les vestiges urbains, les effets de scène) et les filiations esthétiques (la pratique de la peinture, la représentation du corps) ; au portrait d’une scène berlinoise (Wolfgang Tillmans, Eliza Douglas, Cyprien Gaillard, Yung Tatu) répondent d’autres chairs dressées contre les carcans (David Hammons, Alvin Baltrop, Klara Lidén, Paul Thek) ; et sont introduites une généalogie matériologique de la peinture (Oscar Murillo, Sigmar Polke, Jutta Koether ou Cy Twombly) autant qu’une représentation du mouvement (Théodore Géricault, Eadweard Muybridge) ou du carcéral (Giovanni Battista Piranesi).
Anne Imhof dresse l’implacable constat de l’oppression tout en nous induisant à y déceler les éclats fugaces de transcendance. C’est beau et triste comme un club fermé, envahi par les herbes folles et rongé par la rouille, dont le souvenir peu à peu s’estompe, tandis qu’obstinément la lumière du petit matin continue de sourdre par les interstices, se moquant bien de l’absence de danseur·euses.
Natures mortes carte blanche à Anne Imhof, jusqu’au 24 octobre, Palais de Tokyo, Paris
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