Petit-fils du psychanalyste Sigmund Freud, le peintre s’est éteint le 20 juillet à Londres, dans sa maison-atelier de Notting Hill.
Deux grands monstres de la peinture moderne ont disparu cet été : début juillet, c’était l’américain CY Twombly et ses coups de pinceau lyriques qui disparaissait dans sa chère ville de Rome. Ce mercredi, c’est Lucian Freud, 89 ans, qui s’est éteint dans sa maison-atelier très fermée de Notting Hill, où il vivait, à l’écart de sa vie sociale et même familiale, pour se consacrer uniquement à la peinture, y travaillant inlassablement jusqu’à minuit.
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La dernière fois où on l’avait croisé, c’était en 2010 au Centre Pompidou à l’occasion de sa grande rétrospective, un soir de vernissage mondain auquel, contre toute attente, Lucian Freud s’était finalement rendu, affable, souriant, momentanément heureux. Pour l’anecdote, on notera que l’artiste anglais, né en 1922 à Berlin, exilé en Grande-Bretagne après 1933 pour échapper à la montée du nazisme, aura aussi été le peintre le plus cher au monde, sa toile Benefits Supervisor Sleeping (1995) ayant été achetée 34 millions de dollars en 2008 par le milliardaire russe Roman Abramovitch. Mais pour l’histoire de l’art, on continuera de s’interroger sur la complexité sans apprêt de cette peinture qui scrutait la chair, et par conséquent la condition humaine, avec l’acuité d’un chirurgien.
Pourquoi faudrait-il retenir la peinture de Lucian Freud au titre des œuvres majeures du XXe siècle ? Car après tout, tournant le dos à l’abstraction, éloignée de tout geste avant-gardiste, encore fabriquée dans l’atelier, encore confrontée au modèle vivant, travaillée par les genres classiques du nu ou du portrait, elle se pose à la marge de la grande aventure moderne. A ce rythme, on aurait même vite fait de le placer dans la lignée des antimodernes, des “mécontemporains”.
Mais rien de tout cela en vérité : la peinture à la fois excentrique et obscène de Lucian Freud, relativement classique et pourtant choquante, résiste à ces compartimentages, à ces distributions d’étiquette, et menant de front son exploration picturale de la chair, s’adonnant à la passion du réel jusqu’au dégoût, elle s’impose à nous dans toute la force de son évidence.
Qu’il peigne son entourage, qu’il prenne pour modèle la créature transgenre Leigh Bowery ou la Reine Elizabeth d’Angleterre, dont il avait cadré au plus près le visage, loin des portraits officiels habituels, ou qu’il se livre à de terribles autoportraits, Lucian Freud porte un regard sans apprêt, sans flatterie, sur le monde. Il affectionne particulièrement les moments de pause : quand le corps du modèle, allongé endormi, ou simplement assis, s’affaisse, s’enfonce — et c’est alors l’avachissement de l’être sur lui-même que Lucian Freud restitue à la surface mouvante du tableau. Poids du corps, choc des images.
Mais le dérangement produit par ces visions tient aussi d’un certain art du cadre : traversé par la photographie, le peintre a l’œil du vautour et le sens du viseur. Corps ou visages, il les saisit en plongée ou contre-plongée, en plan serré, décentré ou oblique, déséquilibrant tout ensemble le modèle et le spectateur. Et puis il y a le dialogue, l’amitié décisive avec Francis Bacon : quand, les nerfs à vif, Bacon vise les convulsions intérieures de l’être, Freud s’intéresse davantage au moment où le sujet capitule et où la chair s’abandonne à son humaine condition.
Il y a partout chez lui une allure de défaite. Et ce n’est pas autrement qu’il peindra la cultissime Kate Moss en 2002 : loin du glamour, le visage émacié, allongée nue, démunie, sur un pauvre lit dans l’atelier de Notting Hill — autant dire l’épicentre de son monde.
Jean-Max Colard
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