Avec son exposition au Palais de Tokyo, Michel Houellebecq prolonge son geste littéraire sur d’autres médiums. Pour les dix-huit pièces de son expo, il a invité d’autres artistes, prévu des aires de repos et quelques surprises. Un nouvel artiste contemporain ?
Tu viens de participer à la Manifesta de Zurich. Qu’y as-tu fait exactement ?
Michel Houellebecq – Comme j’avance en âge, les examens médicaux se sont multipliés et je me suis rendu compte que les résultats visuels étaient parfois intéressants. La première fois, c’était un Doppler des artères, tout était beau, l’image et le son, mais je n’avais pas d’enregistrement. Puis j’ai fait une IRM du cerveau. Cette fois, on m’a remis un CD avec des images, et j’en ai utilisé deux pour le Palais de Tokyo.
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Je n’y avais pas repensé, mais quand Manifesta m’a invité – les organisateurs voulaient que les artistes soient associés à une activité de Zurich autour du thème de l’argent –, j’ai immédiatement pensé aux cliniques, qui sont une spécialité suisse et ont la réputation d’être performantes et très chères. J’ai donc décidé d’y faire une série d’examens, moins choisis pour leur importance médicale que pour leur potentiel esthétique. J’ai quand même ajouté un électrocardiogramme et une analyse de sang, des examens de santé basiques.
Le titre de mon expo est “Is Michel Houellebecq OK?”. Les visiteurs pourront regarder les photos et obtenir les résultats des examens, ils devront s’informer sur la facture en allant à l’hôpital (on parle beaucoup du coût de la santé, sans savoir ce qu’il en est exactement). Ensuite, ils pourront aller voir un médecin pour obtenir une réponse à la question que pose l’expo. Je donne des informations sur ma santé, en même temps je n’avais pas le choix, je n’aurais pas pu utiliser les images de quelqu’un d’autre à cause du secret médical. Je trouve impressionnantes ces images médicales, exotiques et à la fois familières car après tout, c’est mon corps, ce sont mes artères.
Est-ce une forme d’autoportrait ?
Non, c’est plutôt un portrait de l’humanité en général. Et puis, c’est un moyen d’utiliser sa vie. Sa vie, on n’y peut pas grand-chose mais on peut toujours l’utiliser artistiquement.
Tu as la réputation d’être un gros fumeur. As-tu fait une radio des poumons ?
Oui, c’est une exception : je savais que ça ne donnerait pas de résultats esthétiques intéressants et je ne l’ai pas utilisée dans l’expo, mais ça m’intéressait personnellement. C’était le seul examen qui m’angoissait. Mais le personnel de l’hôpital ne m’en a rien dit de spécial.
L’art tient-il une place importante dans ta vie ?
Les arts plastiques n’ont pas joué un rôle aussi précoce dans ma vie que la littérature ou la musique. Faire des photos, en revanche, oui, c’est important pour moi depuis longtemps. Mais, à l’époque, je ne reliais pas vraiment cela à l’art. C’était plutôt une manière de trouver de l’intérêt au monde, qui consistait à le cadrer.
J’ai commencé à prendre des photos à 16 ans : j’avais travaillé un mois, pendant les vacances d’été, à l’UAP, et avec mon salaire j’avais acheté mon premier appareil photo. Mes premières photos n’étaient pas si différentes de celles d’aujourd’hui : il s’agissait déjà de paysages. Je n’ai jamais vraiment aimé photographier les gens, sans doute parce que je n’y crois pas. Je ne crois pas à l’idée que la photo puisse saisir l’essence d’une personne.
Tu as été photographié de nombreuses fois. Comment le vis-tu ?
Avec les photographes, je pense que je suis assez pénible. Je ne suis ni patient ni docile, je trouve que ça dure toujours trop longtemps, mais le pire est quand les photographes ont des idées de mise en scène. Je n’aurais jamais pu, par exemple, travailler avec David LaChapelle. Alors que je suis au contraire très bienveillant avec les peintres ou les sculpteurs qui veulent me prendre pour modèle… Enfin, quand même pas bienveillant au point de poser.
Te vois-tu comme un écrivain et un photographe, ou comme un artiste qui déclinerait une seule œuvre à travers plusieurs médiums ?
Quand Jean de Loisy (président du Palais de Tokyo – ndlr) m’a proposé de consacrer une exposition à mes photos, j’ai tout de suite vu ça comme un retour à la poésie. Dans l’expo, il y a une sorte de narration, puisque j’organise les salles pour qu’elles se succèdent un peu comme dans un recueil où les poèmes, placés dans un certain ordre, produisent une narration, même si celle-ci est beaucoup plus vague que celle d’un roman.
Je me considère plus comme un producteur d’images que comme un photographe. Un photographe tente de capturer le réel, alors que moi, j’y recherche mes obsessions ou mes rêveries. Le moyen peut être la photo seule, ou hybridée à un texte, ou la juxtaposition de plusieurs photos.
Comment travailles-tu tes photos ?
Je ne suis pas dans l’instant, je suis assez lent, je prends des photos de choses qui ne bougent pas. Je passe quelque part, je remarque un lieu, puis j’y reviens. L’idéal, c’est de trouver le cadrage parfait et d’attendre que la lumière soit bien, sauf que ça peut prendre beaucoup de temps. Pour moi, prendre une photo est une activité méditative.
Souvent, quand je trouve qu’une chose est belle, c’est parce que j’éprouve la sensation que je l’ai déjà vue. Cette perception de déjà-vu est quelque chose de très violent chez moi. Ça donne l’impression d’avoir un lien avec le monde, qu’il est là pour toi, que tu n’y es pas par hasard. C’est certes un trouble, mais un trouble plaisant. Mais on ne sait jamais d’où ça vient, ni de quand. Je trouve beau ce que j’ai l’impression de reconnaître, mais il se peut qu’en réalité ça vienne d’un rêve…
Tu rêves donc plutôt de lieux que de personnes ?
Oui, je rêve assez peu d’êtres humains. En revanche, je fais beaucoup de rêves de paysages. Après avoir lu Lovecraft, je me suis mis à rêver de paysages lovecraftiens, avec des architectures comme on en retrouve dans les dessins de Druillet. Ce n’était pas des rêves très agréables ; mais il y a eu pire. Sur Arrangements #003, par exemple, j’ai essayé de reconstituer un cauchemar dentaire. J’en ai fait énormément, presque toutes les nuits pendant des années car j’ai eu de gros problèmes de dents. J’ai rapproché un fragment d’image de bonsaï et une photo de roches érodées. Cela dit, parmi les photos que j’expose au Palais de Tokyo, il y a une exception : ce sont les femmes nues.
Justement, ce sont les seuls êtres humains de toute l’expo. Pourquoi des femmes ?
C’est une exception : il se trouve que je fais encore des rêves érotiques. Dans la salle “Femmes”, il y a surtout deux séries de six photos. La première série, qui s’achève par Femmes #006, c’est Esther, que j’ai connue dans la vraie vie et qui inspire assez lointainement le personnage de La Possibilité d’une île.
La seconde série, qui s’achève par Femmes #012, c’était un modèle que j’avais trouvé sur internet ; elle faisait partie d’un projet initié par Isabelle Chazot pour le magazine Playboy, qui n’a jamais vu le jour, et qui devait porter autour des héroïnes de mes romans ; elle était censée représenter Annabelle (in Les Particules élémentaires). Pour elle, j’avais recréé un scénario de vie fictive, les photos ont été prises chez moi à Shannon, ou pas loin, et j’avais imaginé une fille vivant là.
De quelle manière as-tu dirigé ce mannequin qui “incarne” Annabelle ?
En général, j’attends qu’elle bouge et je lui dis de s’arrêter à un moment donné quand la pose est bien. Je choisis les vêtements, enfin, si on peut appeler ça des vêtements, et les lieux… Cette série n’est pas du tout autobiographique. En revanche, les photos d’Esther le sont. Dans la vie, elle aimait bien ce genre de vêtements un peu SM, même s’il n’y avait rien de SM entre nous… Moi aussi j’aime bien ces vêtements en général – j’ai mes petits, tout petits (rires) vices. Ces photos d’Esther sont des instants de vie, il n’y a pas de mise en scène de ma part.
Les petites peluches reviennent dans ces deux séries, alors que ce n’est ni la même femme ni le même contexte…
Voir la petite fille dans la femme plonge l’homme dans une excitation sexuelle exagérée, qui pourtant n’a rien de pédophile. C’est l’idée peut-être fausse mais merveilleuse que, tout en ayant acquis un corps de femme, elle aborde le sexe avec le même enthousiasme, la même innocence qu’elle apportait à ses jeux d’enfants. Voilà ce qui fait rêver les hommes.
Es-tu amateur d’images érotiques ou porno ?
J’en ai pas mal fait. Et j’ai tourné un court métrage pour Canal+. Tous les hommes prennent des photos érotiques de leur petite amie, qui, en général, aime bien ça. Il y a aussi, dans l’exposition, des photos de Marie-Pierre, mon ex-femme. Les hommes, quand ils sont amoureux, regardent les femmes, ils les regardent beaucoup. Et parfois, quand un geste, une posture les ravit, ils ont envie d’arrêter l’image. A chaque fois que je suis amoureux d’une femme, je la photographie.
As-tu tendance à photographier d’autres êtres qui te sont proches ?
A part les femmes, pas du tout. Et encore, il faut que ça les amuse. C’est un rapport particulier. Ce ne sont pas tous les instants de vie, pas l’être quotidien dans son ensemble, il s’agit quand même d’un jeu érotique, avec un tout petit peu de mise en scène, qui se limite presque à des vêtements spéciaux. Je n’ai pas d’idée a priori des attitudes que je vais trouver érotiques. Je n’avais jamais montré ces photos avant, je les faisais pour moi, mais c’est vrai que le projet Playboy était intermédiaire.
Tes photos de paysages me font penser à la fin post-apocalyptique de La Possibilité d’une île…
J’ai d’ailleurs failli prendre le lieu d’Inscriptions #012 comme décor pour le film que j’ai réalisé d’après ce roman. En général, je suis assez obsédé par ce qui subsistera de l’humanité après sa disparition. Mes photos montrent souvent des endroits qui seraient comme des vestiges du passage humain. Espagne #004 est une usine désaffectée. J’ai fait une retouche très visible, ce qui m’arrive rarement : j’ai changé le ciel, il était bleu mais pas aussi foncé. Comme ça, il fait plus “ciel de fin du monde”.
Tu es vraiment habité par cette idée que l’humain disparaîtra ?
Oui. Ça paraît antipathique dit comme ça, mais j’ai été un grand lecteur de science-fiction dans ma jeunesse, et c’était un thème majeur de cette littérature : la disparition des espèces, remplacées par d’autres. J’ai écrit un essai sur Lovecraft, qui n’est pas vraiment un auteur de science-fiction, mais ce thème est déjà très présent dans ses textes. Ce relativisme des espèces a marqué ma jeunesse, et, définitivement, l’ensemble de mes livres.
Certaines photos comportent des phrases. D’où viennent-elles ? Et pourquoi ?
Ce sont des vers extraits de mes poèmes. Je suis très content quand je trouve un vers qui correspond à une image. Il y a un cas dans l’expo où il y en a même quatre (photos et vers).
Pourquoi as-tu voulu inviter d’autres artistes ?
La réponse va être décevante : parce que j’aime bien ce qu’ils font. Enfin… Il y en a d’autres que j’aime bien, mais ceux-là pouvaient correspondre à mon exposition. Dans le cas de Renaud Marchand, j’envisageais facilement de mettre certaines de mes photos autour de ses sculptures. Robert Combas, j’étais content qu’il ait envie d’illustrer mes poèmes, parce j’aime beaucoup ce qu’il fait, depuis très longtemps. Il y a dans son travail une brutalité que j’aime, un côté primitif – ce qui est bizarre car je n’apprécie pas tellement l’art primitif ; je reconnais la puissance d’expression mais je sens bien que je reste à la surface, ce sont des mythologies qui me demeurent étrangères. Combas, par contre, ses mythologies sont les miennes, il pourrait faire un saint Jim Morrison par exemple, et le catholicisme est encore présent en lui, bref je n’ai aucun mal à me reconnaître dans son travail.
Dans ton appartement, il n’y a aucune photo de toi. Que choisis-tu d’y accrocher et pourquoi ?
D’abord, je n’ai pas tellement de murs. Celui-là, au-dessus de mon bureau, est réservé à ce que j’aurai à accrocher concernant un roman en cours. A côté, le mur est couvert part une bibliothèque. Les deux peintures sur le seul mur libre du salon constituent le seul achat : c’est un SDF que Marie-Pierre croisait souvent et qui peignait son caniche, elle avait trouvé ça émouvant, elle me les a données ensuite. Dans le couloir il y a un Combas, qu’il m’a offert, et une photo de Marc Lathuillière, en échange de la préface pour Musée national, le seul texte sur l’art que j’aie jamais réussi à produire. Ses thèmes sont très proches de mes préoccupations, surtout celles de La Carte et le Territoire. Il photographie des gens avec un masque.
Quels photographes t’ont marqué ?
Ce sont plutôt des images de films qui m’ont frappé, davantage que des images de photographes. J’oublie les noms des directeurs de la photographie au cinéma, mais disons la photo dans tous les films de Murnau et de Fritz Lang, bref l’image de l’expressionnisme allemand, et puis il y a des noms qui surnagent dans ma mémoire, mais plutôt par hasard : Sacha Vierny, Nestor Almendros… Qui a fait l’image des films de Melville ? Je ne sais pas, mais il était bon.
Je suis très sensible à un cadrage impeccable, et il y a une tendance froide et désaturée que j’ai bien aimée dans quelques films récents. D’ailleurs, en pratique, je désature souvent mes photos, plus souvent que je ne les sature. La plupart sont numériques, je ne travaille en argentique que quand je suis en grande forme. Ensuite, j’ai une utilisation primitive mais constante de Photoshop : je travaille la saturation, les tons clairs et foncés, mais sur l’ensemble de la photo, rarement sur des parties isolées. A part, de temps en temps, le ciel. Au fond, ce que je fais avec Photoshop équivaut à l’étalonnage au cinéma, rien de plus.
Pourquoi Lanzarote est-il le seul de tes textes à comprendre des photos ?
J’ai fait d’autres tentatives, comme un portfolio pour Les Inrocks en 2005 où il y a du texte superposé sur les photos. Pour Lanzarote, j’avais voulu qu’il y ait deux livres dans un coffret : l’un comprenant des photos et l’autre un texte, n’ayant d’autre point commun que de se passer au même endroit. Les photos, bon… j’avais alors une obsession pour les roches, c’est certain. Par la suite, j’ai renoncé au concept. Je suis bon pour trouver des concepts, pas pour les poursuivre.
Je n’ai rien contre ce que fait un écrivain comme Sebald, qui introduit des photos dans ses textes, mais ça ne se produit pas chez moi. Ce qui se produit, c’est plutôt la rencontre entre des bouts de poésie et des photos, mais ça n’advient jamais dans la narration romanesque. Même si je prends beaucoup de photos au moment où j’écris un roman, ce n’est pas tellement pour décrire les lieux, mais parce que j’ai l’impression de ressentir plus fortement les personnages si je vois où ils agissent. Ils semblent plus présents dans ma tête si je peux les imaginer dans leur environnement physique. Pour Soumission par exemple, j’ai photographié la maison de Jean Paulhan.
Tu exposes tes appareils photo. Comment les as-tu choisis?
Si je faisais davantage de portraits, je rachèterais un Rolleiflex double objectif. Je crois que c’est Cartier-Bresson qui disait que c’était l’appareil idéal pour le portrait parce qu’il ne créait pas de barrière entre le photographe et son modèle. C’est tout à fait vrai, et j’ajoute que son format carré me paraît idéal pour photographier les êtres humains. Vu ce que je fais en ce moment, un format rectangulaire 3/2 est parfait. L’essentiel, c’est le viseur : une visée optique est indispensable, et c’est rare sur les appareils numériques. Sinon je n’utilise pas de zoom, pour ne pas trop m’écarter de l’angle de vision normale de l’œil humain.
As-tu beaucoup photographié Clément ?
Oui, il y a même une salle qui lui est consacrée. Là, je suis coauteur de la salle avec Marie-Pierre, qui a fait des aquarelles et un diaporama. C’est la salle la plus autobiographique de l’expo. L’autre salle partiellement autobiographique, ce sont les femmes. J’ai très peu photographié ma vie, mais je pense que j’ai photographié ce qui a compté : des femmes et un chien.
Rester vivant du 23 juin au 11 septembre au Palais de Tokyo, Paris XVIe, palaisdetokyo.com
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