Julian Rosefeldt propose un collage sonore des manifestes esthétiques du XXe siècle. Des textes d’une puissance subversive intacte dits par une Cate Blanchett caméléon.
A peine entré dans la salle Melpomène des Beaux-Arts de Paris qui accueille l’installation de l’artiste allemand Julian Rosefeldt, Manifesto, le spectateur éprouve un double vertige, visuel et auditif. A la vision des visages mouvants de l’actrice Cate Blanchett, déployés sur treize écrans dispersés, se mêlent les sons disparates d’une voix féminine.
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Un peu à la manière du cycle de films Cremaster de Matthew Barney, la cacophonie et le morcellement posent ici la règle d’un jeu en forme d’énigme : l’artiste nous invite à saisir le sens de treize mini-intrigues, dans lesquelles Cate Blanchett récite des textes majeurs de l’histoire de l’art.
Outre regarder, médusé, l’actrice dans une sidérante performance de métamorphose d’elle-même, incarnant des personnages successifs – institutrice, clochard, trader, veuve, chorégraphe, ouvrière, mère de famille, présentatrice de journal télévisé, marionnettiste… –, on entend par sa voix des extraits de manifestes esthétiques du XXe siècle, de Fluxus au pop art, du situationnisme au dadaïsme, du constructivisme à l’expressionnisme abstrait, du futurisme au minimalisme…
L’abstraction conceptuelle conjure son évanescence grâce à cette projection dans un corps situé dans des lieux concrets. C’est cette concrétude, imaginée et filmée soigneusement par Julian Rosefeldt, qui restitue la force parfois oubliée de textes majeurs de l’histoire de l’art (Vertov, Kandinsky, Breton, Fontana, Sol LeWitt, Stan Brackhage, Godard, Venturi, Debord, etc.), tous consignés dans un livret disponible à l’entrée.
L’idée stimulante de Manifesto repose sur cette volonté de raccrocher la théorie esthétique à un corps esthète, tout en resituant la puissance des systèmes conceptuels d’hier dans notre présent. Julian Rosefeldt donne à voir notre actualité sensible saisie dans ses multiples visages, eux-mêmes traversés par un souffle de rébellion. Comme si dans le chaos d’aujourd’hui venait s’immiscer une voix rêvée, potentiellement émancipatrice.
Ce présent à géographie variable accueille la fougue visionnaire et révolutionnaire d’artistes qui ont tous cherché à transformer le monde, en appelant à transformer nos perceptions. “Il faut créer, voilà le signe de notre temps”, professe Cate Blanchett dans la peau d’une musicienne punk dans un studio de répétition, en reprenant les mots du poète chilien Vicente Huidobro datant de 1922 ; ou en veuve triste, criant ces mots de Tristan Tzara de 1918 : “Il nous faut des œuvres fortes, droites, préciseset à jamais incomprises” ; ou encore dans la peau d’une institutrice, ces mots du cinéaste Jim Jarmusch : “Rien n’est nouveau, piquez des idées n’importe où, du moment que cela vous inspire. Ne volez que ce qui parle directement à votre âme.”
Chaque film se suffit à lui-même par la composition d’un récit cohérent et un travail éblouissant sur l’image, en même temps qu’il fait écho, dans un même espace-temps, à tous les autres. En ré-ancrant dans nos mémoires trouées la puissance de textes-clés, ce collage éblouissant constitue une sorte de manifeste esthétique à ciel ouvert, dont Cate Blanchett, entre Pythie et caméléon, porte la cause à même son visage magnétique, un manifeste en soi. Jean-Marie Durand
Manifesto jusqu’au 20 avril au Palais des Beaux-Arts, Paris Vie
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