S’initiant à la comédie shakespearienne avec Mesure pour mesure, Thomas Ostermeier convoque avec élégance le rire en toute complicité avec l’époustouflant Gert Voss, son chef de troupe.
N’en déplaise aux rappeurs et aux héros des blockbusters d’Hollywood qui abusent du verbe fuck comme de la plus saignante des insultes… il fut un temps où la seule manière de faire légalement l’amour était d’apposer sur sa porte un panneau avec l’inscription, F.U.C.K., l’acronyme de la phrase : Fornicate Under the Consentment of the King (Fornication avec l’approbation du Roi). L’origine étymologique fait débat, mais c’est pourtant bien à elle que se réfère Shakespeare en 1604 dans Mesure pour mesure, en plantant son théâtre dans une Vienne de fantaisie où les théâtres, les bains et les bordels sont fermés et où ceux qui persistent à défier le pouvoir en copulant au seul nom de l’amour risquent de se voir condamnés à avoir la tête tranchée. Ainsi en est-il de l’innocent Claudio, accusé d’avoir engrossé hors des liens du mariage la très consentante Juliette et dont les malheurs deviennent le prétexte à la pièce.
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Pour évoquer ces temps difficiles où triomphe un puritanisme que Shakespeare ridiculise, Thomas Ostermeier et Jan Pappelbaum, son scénographe, enferment la troupe des acteurs de la Schaubühne de Berlin dans le volume clos d’un établissement de bains où les graffitis érotiques tracés sur le faste coupable de murs richement dorés à l’or fin témoignent encore d’une liberté des mœurs révolue. Avec un prie-Dieu comme trône et, faute de Karcher, un pistolet à eau sous pression pour sceptre, cette ex antichambre du stupre est devenue le camp de base de la croisade moraliste d’Angelo (Lars Eidinger), le tyran de pacotille qui assure l’intérim du pouvoir en l’absence du Duc (Gert Voss). C’est la sœur de Claudio, une jolie nonne dénommée Isabella (Jenny König) qui, tentant d’infléchir la politique d’Angelo, met le feu aux poudres et manque de se faire violer pour avoir réveillé les désirs de l’hypocrite Père la pudeur. Heureusement pour tout le monde, le Duc, qui a une dent contre Angelo, est toujours là pour veiller au grain et confondre le Tartuffe.
Très à l’aise avec le rire dénonciateur prôné par Shakespeare, Thomas Ostermeier offre un boulevard à l’immense Gert Voss qui s’avère aussi drôle et séduisant en costard et cravate dans le rôle du Duc bienveillant qu’inquiétant quand il apparaît déguisé sous la bure des moines pour tirer les ficelles de la farce incognito. Pour faire le tri entre l’amour et le cochon, Thomas Ostermeier équilibre avec mesure les plateaux de sa balance. D’un côté il place une carcasse de porc débitée en direct pour faire bon poids de trash, de l’autre une idée infiniment poétique… celle de faire jouer par un même acteur, le rôle de Claudio, l’amoureux injustement accusé, et celui de Mariana, la fiancée d’Angelo injustement répudiée. Ainsi, à travers le seul corps de l’incroyable Bernardo Arias Porras, l’amour malmené devient un étrange fantôme flageolant qui traverse toute la pièce sans comprendre un traître mot à ce qui lui arrive. Brillant.
Patrick Sourd
MaB für MaB (Mesure pour Mesure) de Shakespeare, mise en scène Thomas Ostermeier, Odéon théâtre de l’Europe, du 4 au 14 avril, en allemand surtitré. 01 44 85 40 40.
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