A la galerie Mitterrand à Paris, Tony Oursler fait surgir des limbes et des glitchs le fantasme d’un super-groupe, à travers les films remixés de sept figures phares de l’underground new-yorkais. Rencontre.
Pouvoir qualifier, dès son émergence, une œuvre d’art contemporain d’entêtante est peu fréquent. Contrairement aux refrains de la musique pop, ou même à la dissémination de certains tics visuels de la mode, il est rare que l’art s’incruste immédiatement dans le cortex collectif. Pour cela, il faut du temps : le temps d’une vie humaine ou presque. Comme si l’on se devait d’attendre que la portée critique s’émousse avant qu’advienne la circulation et l’imprégnation. Bien sûr, à cette logique, il y a des exceptions ; d’autant plus stellaires qu’elles luisent isolées au firmament de la circulation des signes culturels. Tony Oursler est de celles-là.
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Poupées de chiffon et visages projetés
Sans connaître son nom, on reconnaît immédiatement ses poupées de chiffon, créatures macrocéphales au visage d’écran vidéo, parfois réduites à une simple paire d’yeux globuleux : à la fois fenêtres ouvertes sur le monde, et replay de ses événements. Lorsqu’en 2013, David Bowie lâchait sans crier gare l’OVNI Where are we now ?, le clip était signé Tony Oursler et venait chapeauter d’un ultime point d’orgue une amitié de plus de vingt ans. Partir du dehors, de ces ponts organiques jetés à travers les disciplines, semble bien l’une meilleures manières d’appréhender le corpus foisonnant de Tony Oursler. Né en 1957 à New York, ville de cœur qu’il ne quittera que pour aller se former sur les bancs de la CalArts en Californie, l’artiste tombe d’emblée dans la mixture brute et éructante de l’underground alors en train de s’inventer.
Formé auprès des plus grands, John Cage et Laurie Anderson, Oursler a vingt ans lorsqu’il croise le chemin d’un autre immense artiste en devenir : Mike Kelley. De leur rencontre naît un groupe, The Poetics, matrice d’une collaboration qui glissera progressivement de la scène à l’installation. « Depuis que j’ai commencé à faire des installations dans les années 1980, ma principale ambition était de créer une œuvre d’art perpétuelle, au sens où l’on parle d’œuvre d’art totale. Je voulais qu’elle puisse être en évolution constante« , raconte l’artiste lorsqu’on le rencontre pendant le montage de son exposition Sound Digressions : Spectrum à la galerie Mitterand à Paris. Refusant de se restreindre à l’art ou à la musique, les collaborations jalonnent son parcours, écrivant en creux une histoire de l’underground new-yorkais : Tony Conrad, Glenn Branca, Arto Lindsay, Jim Shaw ou Beck.
A la galerie Mitterrand, cette histoire est condensée en une installation ultime, acmé vibrante d’intensité anachronique. « Pour ce projet initié en 2005, j’ai voulu réunir dans le même espace-temps les personnages à emblématiques de la scène expérimentale New Yorkaise, celle que j’ai commencé à fréquenter à la fin des années 1970. Il s’agit de sept performances de sept musiciens, chacun filmés et enregistrés en train d’improviser indépendamment, dans un espace-temps différent. A chaque fois que je montre le projet, je remixe et recompose la matière filmée, à la manière d’un DJ, comme s’ils s’agissait à chaque fois d’un nouveau concert de ce groupe-robot« . Un groupe-robot, mais surtout un super-groupe, fantasme ultime de saisir l’essence non seulement de chaque performance, de chaque musicien, mais également de l’esprit diffus d’une ville et d’une époque. Tony Conrad, Kim Gordon, Ikue Mori, Zeena Parkins, Lee Ranaldo, J.G. Thirlwell, Stephen Vitiello : tous sont emblématiques, qu’ils l’aient vécue directement ou non, de la lame de fond qui fit vibrer les tympans (et les cœurs) et frétiller les guiboles de la jeunesse des 70s.
« Trouver un substitut à la frontalité »
Depuis, certains de ces protagonistes sont morts ; d’autres ont pris des chemins différents. Mais avec Sound Digressions, les musiques expérimentales, du rock indé au minimalisme, entament un impossible dialogue depuis l’au-delà. Convoqués par un Tony Oursler autant chef d’orchestre que médium, les sept musiciens viennent déferlent dans l’espace dans un tourbillon de couleurs, stries et glitchs. Surcharge sensorielle et cacophonie : ces spectres là n’ont rien perdu de leur fougue. Projetée sur un écran suspendu ponctué d’enceintes circulaire, chaque performance individuelle déborde du cadre pour aller imprégner l’espace alentour et se réfléchir sur le corps du spectateur, qui l’active et en devient à son tour la matière. Comme lors d’un concert classique ? Pas tout à fait. Le principal apport de Tony Oursler à l’art vidéo est bien celui là : avoir comme l’un des premiers extirpé l’image mouvante de son support, passant de la diffusion de la vidéo sur un écran télévision à l’image projetée dans l’espace. « Après le groupe avec Mike Kelley, j’avais arrêté de chanter, parce que je m’étais rendu compte que je préférais le travail en studio aux concerts. L’artifice de la scène, de la performance, ça n’était pas du tout mon truc ; je n’avais pas du tout la personnalité pour, et je n’en retirais pas l’énergie que d’autres peuvent y trouver. C’est à ce moment que j’ai rencontré Kim Gordon, et on s’est tout de suite entendus autour de notre envie commune de trouver un substitut à la frontalité de la scène de rock classique« .
Ce substitut à la scène et à la performance de la musique live, ce sera la vidéo. La vidéo, mais en chamboulant au passage la présentation alors en vigueur du genre, débordant l’écran de télévision au profit de l’image projetée. Dès 1992, les iconiques poupées de chiffon apparaissent comme support de projection dans son oeuvre, prolongeant l’insertion de la vidéo dans des environnements scéniques et sculpturaux. Pas la frontalité, mais quoi alors ? L’un des maîtres-mots qui relie presque quarante années d’œuvres vidéo paraît aujourd’hui étrangement visionnaire : l’interactivité. Bien sûr, s’amusera-t-il, le fantasme d’une œuvre d’art en évolution constante est en réalité tout le temps réalisé qu’on le veuille ou non : « comme le visiteur individuel change lui-même, il ne verra jamais deux fois la même chose. Lorsqu’il revient voir n’importe quelle œuvre, ses expériences, sa composition chimique est différente ; et la perception qu’il en aura le sera donc forcément aussi« . Mais cette donnée naturelle peut néanmoins être légèrement augmentée et twistée par les ressources de la technologie. « Je présente Sound Digressions pour la deuxième fois. A chaque fois, j’en change la configuration, comme s’il s’agissait d’un nouveau concert ou de nouvelles chansons du même groupe. La prochaine fois que je montrerai le projet, j’aimerais qu’il réagisse plus directement à la présence du spectateur, en y intégrant un système de capteurs informatiques par exemple« .
Des spectres certes, mais en réalité virtuelle
Toute une partie du travail de Tony Oursler traite des superstitions attachées à la technologie, comme lorsqu’il faisait revivre les expériences de son grand-père magicien dans le film Impondérables, présenté à la Fondation LUMA à l’été 2015. Seulement, le film en question était présenté en 4D, témoignant de l’imbrication entre nostalgie et expérimentation qui traverse son oeuvre. « La première fois que j’ai eu une caméra entre les mains aux Beaux-Arts, c’était une technologie qui avait tout au plus dix ans mais la caméra semblait déjà abîmée, comme un vestige archéologique. Mon travail a toujours été lié aux innovations technologiques, comme l’arrivée sur le marché de très petits projecteurs vidéos au début des années 1990. Ce qui m’intéresse dans les nouvelles technologies, ce n’est étrangement pas tant ce qu’elles permettent de faire, mais leurs usages encore indéfinis. Car en toile de fond, j’ai toujours voulu capter l’essence d’une personne, la pureté d’un instant unique – et c’est peut-être cette texture que je retiens de la musique, de l’expérience du live après en avoir rejeté le dispositif de la scène « .
Pas de fétichisation d’une époque ou d’un médium chez celui qui se plaît à rappeler qu’il a été l’un des pionniers de l’utilisation de la réalité virtuelle comme médium artistique. « J’aime vraiment travailler avec les programmes de réalité virtuelle, dont j’ai assisté aux balbutiements à la fin des années 1980. J’enseignais alors au Massachussetts College of Art and Design, où j’ai commencé quelques projets, vite abandonnés parce que ça coûtait encore très cher« . S’il continue à suivre le parcours de sa bande d’amis, dont Jim Shaw ou Cameron Jamie, il garde également un œil attentif sur la toute jeune création. Dans les travaux d’artistes comme Josh Kline ou Rachel Rose – brillants ! » – se retrouvent effectivement les mêmes idéaux d’interactivité et d’explorations liés à l’exploration de nouveaux médiums aux usages incertains. A leur tour, les héritiers du médium suprême Tony Oursler naviguent entre les courants des sous-cultures façonnées par les usages digressifs de la technologie, et surfent sur l’obsolescence technologique, transformant la nostalgie attachée à l’éphémère en promesse d’intensité.
• Sound Digressions: Spectrum de Tony Oursler, jusqu’au 28 octobre à la galerie Mitterrand à Paris
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