Mathilde Monnier et La Ribot présentent, pour cette édition d’Avignon, plusieurs projets à l’église et au cloître des Célestins. Retour sur une longue complicité, émaillée de créations en commun.
Ensemble, vous avez créé Gustavia en 2008. Mais avant cela, comment vous êtes-vous rencontrées ?
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Mathilde Monnier — Vas-y, Maria [prénom de La Ribot], tu racontes très bien !
La Ribot — On s’est rencontrées à la fin des années 1980 à Madrid, lors d’un dîner organisé par Isabelle Gonzales, la manager de Mathilde, qui est espagnole. Ensuite, certaines de mes danseuses ont travaillé avec Mathilde pour un spectacle présenté à Arles. En 1999, je passe à Montpellier où je tourne Más distinguidas, et Mathilde me dit : “On doit absolument faire quelque chose ensemble.” Je ne voyais pas du tout comment ça pourrait se faire, et Mathilde a commencé à m’inviter à des workshops au Centre chorégraphique national de Montpellier. On s’est retrouvées lors de tournées en Australie et on a commencé à nouer une amitié artistique. Un jour, en 2008, on a mis nos agendas ensemble et on a fait Gustavia.
Mathilde Monnier — Gustavia a accompagné une bonne partie de notre vie. Il ne s’agit pas que d’une création, c’est aussi l’histoire de quinze années, et c’est ça qui est génial avec cette pièce. Elle est arrivée à différents moments pour toutes les deux et, en dehors de la création qui a été le début de cette aventure, cela a fait de Gustavia une sorte d’épopée. Une base de rencontre pour Maria et moi, une manière de nous retrouver, et au-delà de la partie artistique qui était très importante, la possibilité de faire le point sur notre parcours, notre travail et notre vie, bien sûr.
Le traitement burlesque permettait de faire tomber la pression ?
Mathilde Monnier — Le point de départ du duo, c’était l’idée des clowns ; elle s’est transformée rapidement pour aller vers le burlesque, une notion plus large qui nous permettait aussi de parler d’art contemporain et de notre manière de travailler. C’est marrant parce que cette pièce a été l’occasion de poursuivre une discussion artistique. Concernant le burlesque et l’humour, je voudrais dire, aussi, qu’il n’y a pas beaucoup de gens dans le milieu de l’art et de la danse qui travaillent sur cette question. Rencontrer Maria, c’était aussi lâcher quelque chose de moi que je ne pouvais faire avec personne d’autre.
Maria, dans la série des Pièces distinguées, l’aspect burlesque agit comme une provocation sur l’image de la femme, comme quand tu te promènes nue avec une pancarte sur le torse disant : “Se vende” (“à vendre”). C’est aussi une façon de prendre de la distance avec ce qui ne va pas dans le regard des autres.
La Ribot — Oui, bien sûr, que ce soit dans Gustavia ou dans les Pièces distinguées, le burlesque est une façon de regarder le monde sans en être l’héroïne. C’est même la mise en avant de l’antihéroïne totale ! Dans Gustavia, on nous voit lutter contre les éléments, contre les rideaux, contre le théâtre, contre la vie et même contre nous deux, à travers une situation de rage permanente ! [rires]
Après Gustavia, il vous faut encore dix ans pour vous retrouver dans la pièce Please Please Please, créée avec Tiago Rodrigues en 2019. Quelle a été la genèse de ce projet ?
Mathilde Monnier — On voulait faire une deuxième pièce ensemble, on se disait qu’on n’allait pas y arriver et que ce serait mieux de prendre quelqu’un avec nous. Maria et moi, on est tombées assez vite d’accord pour inviter Tiago sur le projet. Il n’était pas très connu en France à l’époque et n’avait pas, bien sûr, l’aura qu’il a aujourd’hui. Il a tout de suite répondu oui. Please… est beaucoup plus sombre que Gustavia. C’est une pièce sur le temps, sur l’avenir, sur le monde de demain.
“Tout est vivant, dans ce projet : la musique et la lumière du cloître des Célestins”
Comment Tiago Rodrigues a-t-il pris sa place entre vous deux, au milieu des corps, du mouvement ?
La Ribot — On vient de se retrouver à Madrid et il m’a dit qu’on l’avait forcé à danser ! [rires] J’étais pliée de rire, je lui ai rétorqué : “Non, pas du tout ! Tu as beaucoup aimé danser !” Il a reconnu avoir beaucoup aimé ça mais a insisté : “Vous m’avez forcé à danser avec vous. Alors que j’écrivais comme un fou !” C’est vrai, il écrivait tellement qu’on était noyées de paroles. C’est comme ça qu’il a finalement pris sa place avec le corps et avec l’écriture.
Il y a d’autres éléments qui vous rassemblent et qu’on retrouve à travers les deux projets que vous présentez au Festival d’Avignon : la question de la transmission avec la recréation d’une pièce pour toi, Maria, et pour Mathilde, un projet mené avec des étudiant·es en art. Et aussi, la volonté de donner au féminin toute sa part de transgression. Maria, Juana ficción est-elle une reprise ou une recréation de la pièce El triste que nunca os vido que tu as créée en 1992 avec Juan Loriente ?
La Ribot — Rien n’est jamais planifié, en fait. Je parlais avec Asier Puga, le directeur de l’orchestre de chambre de l’auditorium de Saragosse, et il m’a montré quelque chose qui m’a énormément interpellée : la musique qu’écoutait Juana de Castilla, une reine qui a été très maltraitée par l’Histoire et par la vie. Ça a été le déclencheur de cette Juana ficción, avec la composition originale d’Iñaki Estrada et la direction musicale d’Asier Puga. C’est une pièce avec de la musique vivante, un orchestre sur scène, ce que je n’ai jamais fait dans ma vie, et avec la lumière du jour. Tout est vivant, dans ce projet : la musique et la lumière du cloître des Célestins.
Quelles traces garderas-tu de la pièce créée il y a trente ans ?
La Ribot — Il y aura Juan Loriente et le bout d’un film de la pièce, que j’avais fait à l’époque, où l’on ne voit que moi. C’est comme un tableau, une espèce de miniature ancienne. Cette vidéo est très importante parce qu’elle permet un voyage dans le temps.
Toi et Juan Loriente, vous reprenez la même danse qu’en 1992 ?
La Ribot — Non, ça aussi, ça a changé. À l’époque, c’était un duo entre Juana et l’État vigilant, imaginaire, bien sûr, joué par Juan Loriente, qui représentait la domination absolue à laquelle elle a été soumise par l’État : que ce soit son premier mari, Philippe le Beau, son père, Ferdinand II d’Aragon, ou son fils, Charles Quint.
Tous ont décidé de l’enfermer ?
La Ribot — Tous, l’un après l’autre, l’ont déclarée folle. On ne sait pas si elle l’était et ce n’est pas le plus important. Elle a été enfermée cinquante ans, et c’est cette disparition que je fais apparaître, littéralement. En trente ans, des études ont été menées sur Juana de Castilla, notamment par des féministes comme María Lara, qui a publié un livre, Juana I, la reina cuerda [“la reine de la corde”]. Elle est très reconnue dans la culture populaire espagnole, mais seulement comme folle, et tout ce qu’elle a réalisé dans sa vie, d’un point de vue humanitaire, social ou politique, a disparu de l’histoire.
Elle est tombée dans l’oubli.
La Ribot — Oui, et c’est le cas de beaucoup de femmes dans l’histoire. Juana ficción est une pièce musicale et poétique. Juana de Castilla était une grande amatrice de musique,
parlait beaucoup de langues, était très belle. Tous les rois de l’époque voulaient l’épouser. La composition musicale d’Iñaki Estrada est un mélange des musiques originales de l’époque grégorienne et de musique électronique.
Mathilde, depuis Ex.e.r.ce au Centre chorégraphique de Montpellier jusqu’à Camping au CND de Pantin, l’histoire de la transmission et de l’ouverture aux étudiant·es artistes, quelle que soit leur discipline, te tient à cœur depuis longtemps.
Mathilde Monnier — En fait, ça me tient à cœur depuis toujours. Quand j’ai commencé à danser professionnellement à l’âge de 19 ans, j’ai également commencé à enseigner. Pour moi, ce sont deux choses qui vont ensemble, même si je ne l’avais jamais vu comme ça. Ce sont deux activités de mon travail qui s’enrichissent l’une l’autre. Ce que je fais à Avignon cette année est la suite de quelque chose qui a toujours été là, de façon assez naturelle.
“En gros, on déconstruit le festival”
En quoi consiste ce projet, Transmission impossible ?
Mathilde Monnier — Il s’adresse à cinquante étudiants qui sortent de trois ans d’école – pour la plupart, ils ont des bachelors ou des masters. C’est bien, pour eux, de se frotter à l’épreuve du réel à Avignon. À savoir : qu’est-ce qui s’est transmis ou non ? Ils vont traverser avec nous l’épreuve du feu qu’est un festival parce que je suis accompagnée par toute une équipe : Patric Chiha, vidéaste, Stéphane Bouquet, auteur et dramaturge, et l’activiste et autrice Cristina García Morales.
La Ribot — Cristina sera là ? C’est génial, je l’adore ! Elle est chorégraphe, danseuse, écrivaine et une activiste très engagée. J’ai lu ses quatre livres, ils sont fantastiques.
Mathilde Monnier — L’un d’eux est traduit en français : Lecture facile. Elle écrit beaucoup sur une communauté de gens qui sont à la fois chorégraphes, artistes, mais aussi handicapés, qui ont des statuts marginaux et qui sont pris en charge par la société… Enfin, moi, je l’analyse comme ça. Tout un milieu associatif espagnol, barcelonais, qui est, à la manière de Virginie Despentes, marginalisé par la société, et Cristina navigue à travers cela de façon très pertinente.
En acte, comment allez-vous travailler avec ces étudiant·es ?
Mathilde Monnier — En gros, on déconstruit le festival. Il y a deux groupes de vingt-cinq étudiants et étudiantes, un groupe par semaine, car on est là quinze jours en fin de festival, et à l’intérieur de ces groupes, des sous-groupes avec chacun de nous quatre. On va rencontrer Tiago à plusieurs reprises, on voit les spectacles, des rencontres sont organisées avec les artistes. De leur côté, les étudiants prennent des photos, font des films, des blogs, et à la fin de chaque semaine, ils performent en public ce qui a été vu. C’est une sorte d’instantané du regard, un peu sauvage, qui va être exposé à l’église des Célestins, qui sera notre lieu de repli. C’est une traversée clandestine et officielle du festival. Ils ont une chance folle. Tout le programme est préparé, ça fait un an qu’on bosse dessus avec le festival. J’ai proposé ce projet à Tiago il y a trois ans et ça a été long à mettre en place. On est plus que soutenus par la Fondation Hermès, c’est un projet créé avec eux et avec les cinquante boursiersd’Hermès en musique, théâtre, danse et cirque, arts visuels et techniques. Et il y a aussi des boursiers étrangers.
Au bout de trois décennies de créations, qu’est ce qui fait encore et toujours moteur pour chacune de vous ?
La Ribot — Oh, quelle question difficile ! Je me demande souvent pourquoi je continue.
Tu as aussi donné la réponse tout à l’heure, lorsque tu disais que tu discutais avec Asier Puga, qui dirigeait un orchestre, et que l’étincelle d’un projet s’est produite. Si bien qu’à chaque fois, le feu reprend.
La Ribot — Oui, tout à fait. Tu as raison. La rencontre avec l’autre, c’est ça qui m’enthousiasme le plus.
Mathilde Monnier — Tu sais, après avoir arrêté de créer pendant six ans, quand je dirigeais le CND de Pantin, j’ai du rattrapage à faire ! Du coup, en ce moment, j’ai envie de faire beaucoup de choses. Je me suis rendu compte de la légèreté de la vie d’artiste, en fait. Que c’est une chance incroyable. Le fait, aussi, d’être en dehors de l’institution me donne de la joie. C’est extraordinaire à redécouvrir.
La Ribot — C’est vrai que je n’ai jamais été autre chose qu’artiste et que c’est ma seule façon de vivre. Je ne saurais pas faire autrement. Je crois que je m’ennuierais beaucoup. C’est très léger, c’est vrai.
Comment vivez-vous cette période qui a commencé avec le phénomène MeToo et la revendication des femmes à être respectées, vous qui avez fait justement toute votre carrière, contre vents et marées, en tant que femmes, chorégraphes, dans un monde d’hommes ?
Mathilde Monnier — C’est génial. Ça donne envie de dire : “Enfin, bravo !” Cette jeune génération nous aide beaucoup, elle a du courage, ça nous soulage et nous aide à faire apparaître toutes les couleuvres qu’on a avalées. Ça nous fait aussi revoir le passé, des choses qu’on avait intériorisées, d’une manière très différente.
La Ribot — Oui, je pense la même chose et ça s’étend à beaucoup de domaines, de territoires et de mondes. C’est très fort. MeToo, ça n’a même pas dix ans et c’est tellement nécessaire. C’est même bizarre qu’il ait fallu attendre autant de temps pour qu’un mouvement aussi fort et important émerge.
Transmission impossible, un projet du Festival d’Avignon, de la Fondation d’entreprise Hermès et de Mathilde Monnier, avec Stéphane Bouquet, Patric Chiha et Cristina Morales, à l’église des Célestins, restitutions publiques les 12, 13, 19 et 20 juillet à 19 h. Entrée libre, dans la limite des places disponibles.
Juana ficción, chorégraphie et mise en scène La Ribot, au cloître des Célestins, du 3 au 7 juillet à 20 h 30.
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