Au Frac Lorraine de Metz, l’artiste autrichien a reconstitué la toute dernière soirée du Loft. Un travail de mémoire sensorielle.
Les émois de nos nuits, nous en rappellerons-nous ? Une nuit pleinement vécue, c’est – pardon de la banalité – une nuit d’un noir d’encre. Une nuit passée à danser dans le silence des images, où l’obscurité étouffe jusqu’aux velléités des serial instagrammeurs. Les meilleures nuits du monde se seront d’ailleurs toujours déroulées dans des lieux qui en interdisent la capture : “No photo” au Berghain à Berlin en 2018, “No photo” au Loft à New York de 1970 à 1984. Pas besoin de préciser que c’est avec cette étoffe-là, l’imaginaire, que l’on construit les légendes.
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Pour un cortex obsédé d’images, c’est-à-dire pour un artiste, on imagine la fascination décuplée. Chez Martin Beck, elle se compte en années : quatre ans, qu’il consacre à la reconstitution de l’ultime nuit qui s’est déroulée au Loft. Sa fascination, on la comprend. Il a souvent été dit que les soirées organisées par David Mancuso ont été le point de départ de la culture club moderne.
Le Loft est l’anti-Studio 54
Pendant plus de dix ans, un cercle d’heureux élus se presse dans un immense appartement du downtown Manhattan. Le maître des lieux, David Mancuso (disparu il y a deux ans), est un ancien antiquaire qui devient DJ lorsque la déferlante disco l’arrache au train-train quotidien. Alors que les rafles dans les bars homosexuels de la ville sont monnaie courante, l’adhésion par cooptation et l’interdiction de photographier posent les bases d’une hétérotopie libertaire. Ce qui était une nécessité devient une affirmation : le Loft sera l’anti-Studio 54. On ne vient pas pour s’y montrer mais bien pour la musique. On y vient en audiophile, écouter les disques passés du début à la fin, non mixés, sur un système son qui défie tous les autres.
Presque trente ans après, Martin Beck se met en tête de recomposer la séquence des cent dix-huit morceaux joués lors de la dernière session du 2 juin 1984. Plongeant ses racines dans une ère pré-Shazam, la tâche, titanesque, mobilise la mémoire affective autant que l’écriture collective. Last Night, le titre de l’œuvre qui en résultera, prend d’abord la forme d’un livre listant les morceaux avant que ne voie le jour une vidéo en 2016. Longue de treize heures trente, la durée des morceaux mis bout à bout, elle offre à contempler ce fameux silence des images ; sur une platine tournent les disques.
Agé d’une cinquantaine d’années, l’Autrichien a la marotte des archives, des systèmes de classification et des structures matérielles et sociales qui ordonnent l’expérience
Il n’y a rien à voir, pas plus que lorsqu’on se prend à fixer l’image prétexte à l’écoute d’un morceau sur YouTube. La piste audio, en revanche, suggère par ses inflexions l’énergie des danseurs ou leur langueur. Et pour le regardeur contemporain, c’est le moment de la soirée où il rentre dans le flux de la vidéo. Selon Fanny Gonella, directrice du 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine à Metz et curatrice de son premier solo dans une institution française, Martin Beck impose aux institutions désireuses de présenter sa pièce qu’elle soit montrée au moins une fois en entier.
Tout comme David Mancuso fut un DJ pour DJ, Martin Beck est un artiste d’artistes que le grand public connaît peu. Agé d’une cinquantaine d’années, l’Autrichien, installé entre New York et Vienne, a la marotte des archives, des systèmes de classification et des structures matérielles et sociales qui ordonnent l’expérience. Il aime aussi les disques et la contre-culture américaine des années 1960-80. A la croisée de ces coordonnées se tient une œuvre précise, processuelle et fragile.
Historique de recherche
Qu’on ne compte pas sur Martin Beck pour tenter de surpasser la saturation visuelle dans laquelle nous baignons. Non, ses œuvres à lui se tiennent à la lisière de la disparition, et c’est même ainsi, en chuchotant tout bas pour qu’on s’y penche, qu’elles parviennent à exister. Alors bien sûr, Last Night fascine par son sujet et le travail mobilisé. Par son mode opératoire aussi, dans la droite lignée du reste de son travail. Comment matérialiser non plus seulement le temps historique, mais aussi l’écoulement de la durée intime ? Comment produire les archives d’instants quotidiens sans rien de spectaculaire ? Par les disques sur lesquels on a dansé certes ; et, alors que la vision supplante progressivement les autres sens, par tout ce qu’on a vu sans vraiment regarder. Martin Beck ne le formulerait pas ainsi, mais son autre grande série Working Forwards imprime la mémoire encombrée d’un historique de recherche.
En 2016 et 2017, il s’est ainsi imposé de conserver tous les jours pendant deux mois un document de format standard sur lequel il aurait imprimé une image de son choix. Capture d’écran d’article ou de mail, playlist ou pochette de disque, image de recherche ou documentation d’une œuvre en cours, chacune des pages ne signifie pas grand-chose individuellement. Mais une fois placées côte à côte et ordonnées de manière chronologique, elles reconstituent le portrait d’un artiste au travail, web-surfeur enclin à la procrastination plutôt qu’Aby Warburg en son château d’images.
Le reste du parcours distille une poignée d’œuvres plus modestes (des photos de cristaux, d’autres d’un bouquet, des agglomérats de roche, un rideau couleur chair), un peu éclipsées par la clarté stellaire de Last Night et de Working Forwards qui, à elles seules, tiennent toute l’exposition.
Dans un second temps Jusqu’au 21 octobre à 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, Metz
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