Eric Mangion, directeur de la Villa Arson à Nice, répond à la conception pétrifiée et identitaire de l’art défendue par Marion Maréchal-Le Pen.
Dans son discours de clôture de l’université du Front national le 6 septembre à Marseille, Marion Maréchal-Le Pen, candidate aux prochaines élections régionales Provence-Alpes-Côte-d’Azur a révélé qu’en cas de victoire du Front national, la région ne subventionnerait plus les structures de diffusion de l’art contemporain, mais soutiendrait “une autre forme de culture plus populaire”. Elle dénonce “dix bobos qui font semblant de s’émerveiller devant deux points rouges sur une toile, car le marché de la spéculation a décrété que cet artiste avait de la valeur”.
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Même si la caricature des “points” de peinture (généralement perçues comme des taches infantiles) est délibérément stigmatisante, elle a toujours le mérite de faire mouche et de toucher l’inconscient collectif. Comme Marion Maréchal-Le Pen, nous pensons que l’art ne doit pas se résumer à des points de couleur vive et à des groupes sociaux éthérés.
L’art contemporain ne s’oppose pas à la culture populaire
De même, la spéculation marchande a tendance – il est vrai – à trop envahir les valeurs esthétiques de l’art. Nous pensons également que “l’art n’a pas besoin d’explications fumeuses ou de diplômes censés nous aider à le comprendre”. Nous sommes également contre cet art “d’élite, inaccessible” qu’elle fustige. Comme elle, nous aimons la culture populaire – à condition qu’elle ne se résume pas à des effets démagogiques.
Par contre, nous pensons que l’art contemporain n’est pas un genre qui s’oppose à la culture populaire, mais juste une part de la culture, comme peuvent l’être le théâtre, la musique, la danse, la littérature ou le cinéma de notre temps.
Quel est l’idéal de pureté et de beauté de Marion Maréchal-Le Pen ?
Elle affirme aussi que l’art “n’est pas forcément transgression, il a surtout vocation à toucher l’âme et à sublimer le monde”. Il est très difficile de savoir ce que veut dire “toucher l’âme” tant nos âmes sont différentes, constituées de vécus imbriqués les uns dans les autres. Quant à la sublimation, elle suggère d’après sa définition : “transposer en quelque chose de pur, d’idéal”. Mais quel est l’idéal de pureté et de beauté de Marion Maréchal-Le Pen ?
“Le travail, le talent de nos artistes doivent être les seuls critères de soutien”, affirme-t-elle. Même si l’on sait que ce n’est pas le temps de travail qui détermine forcément le talent et qu’il ne suffit donc pas de passer des heures sur une toile pour en faire un chef-d’œuvre, nous pouvons comprendre ce que dit Marion Maréchal-Le Pen. Sa logique se veut implacable : il vaut mieux un artiste travailleur et talentueux qu’un artiste fumiste et sans talent.
“L’histoire pétrifiée” comme “cœur du projet régional”
Mais plus loin, elle exprime le critère qui détermine le contenu du talent et donc celui des subventions. “Nous serons les soutiens d’une culture populaire où notre patrimoine et notre identité seront mis en valeur. Nos monuments, notre histoire pétrifiée doivent être au cœur de notre projet régional.” Où se situent le patrimoine et l’identité de la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur ? Dans les peintures provençales ? Dans ses vestiges gallo-romains ? Dans le bleu du ciel ? Dans les paysages déchirés des Alpes ? Ou dans mille autre choses ? Marion Maréchal-Le Pen doit certainement connaître les réponses. Mais doit-on obliger un artiste à incarner une “identité” par les seules idées d’une personne et de son parti politique ? Doit-on le forcer à sublimer un patrimoine qui évolue sans cesse ?
Le plus problématique réside néanmoins dans la mention de “l’histoire pétrifiée” comme “cœur du projet régional”. Si on s’en tient une fois de plus aux mots, cela voudrait dire que le projet de la candidate Marion Maréchal-Le Pen serait de figer la région dans son histoire, de la calcifier. L’exposition actuelle Migrations divines au Mucem (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) à Marseille (jusqu’au 16 novembre 2015) prouve justement à quel point l’histoire n’est en rien pétrifiée.
Environ deux cents statuettes révèlent l’évolution des représentations prêtées aux dieux, de l’Egypte Ancienne à la Rome préchrétienne, en passant par la Grèce antique. Les formes (la plupart très épurées et proches d’une certaine radicalité moderne) produites au fil du temps s’accompagnaient de la constante évolution des cultures, et donc de leur métissage, tant sur le plan social que linguistique. Cette fable racontée par le Mucem est aussi celle de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, dont le patrimoine descend directement des ces influences croisées.
Toute forme de création qui s’oppose à ses idéaux est une transgression
Mais ce qui est le plus surprenant au fond dans le discours de Marion Maréchal-Le Pen, c’est l‘importance qu’elle accorde à l’art contemporain, alors qu’elle le décrit comme une “philosophie de l’absurde qui conduit à déverser dans des expositions des sommes inversement proportionnelles au nombre de leurs visiteurs”. Si tel est le cas, pourquoi consacrer du temps et de l’énergie à évoquer en pleine campagne électorale un sujet qui intéresse si peu de personnes ? Surtout qu’elle doit être informée que l’art contemporain ne représente en fait qu’une part infime des dépenses de la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur.
La charge contre l’art est bien sûr symbolique. A “l’idéologie de l’absurde”, elle oppose une autre idéologie, la sienne et celle de son parti. Pas besoin “d’explication fumeuse” pour comprendre que ce n’est pas l’art qui est en jeu ici, mais sa conception du monde. Toute forme de création qui s’opposerait à ses idéaux est perçue comme une transgression, voire comme une subversion.
A défendre “l’âme”, le “travail”, le “talent”, le “patrimoine” et “l’identité” réunis dans un grand amalgame cousu de fil noir, nous sommes de plain-pied dans la logique de la propagande dont on connaît le sens et l’origine, dont on connaît le nom et la généalogie. Certes, l’angélisme de l’opinion “émerveillée” sur l’art agace, mais la “pétrification” de l’histoire à des fins patrimoniales et identitaires glace nos esprits. Eric Mangion (directeur du centre d’art de la Villa Arson à Nice)
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