Installée pour un mois encore dans la capitale kosovare, la biennale européenne itinérante met en avant des narrations spéculatives tirées du trauma de la guerre et les dynamiques retorses d’un système de l’art globalisé et néolibéral.
Le début de l’été aura été marqué par la convergence des expositions internationales. Fin avril ouvrait la Biennale de Venise, puis début juin celle de Berlin, et, à quelques jours d’intervalle, la Documenta, organisée tous les cinq ans à Cassel. Toutes balbutiaient la conscience de l’impasse du système de l’art hérité.
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Les œuvres, telles les pièces d’un puzzle incomplet, y déclinaient l’illustration de thématiques vertueuses : révision posthumaine du canon occidental ; documentation des blessures postcoloniales ; délocalisation de structures d’organisation autonomes du Sud global. Au mieux, un réformisme partiel. Au pire, la consolidation du pouvoir institutionnel, dévorant la différence et le dissensus pour mieux les intégrer à son système. Et puis, fin juillet, comme point d’orgue, la 14e édition de Manifesta était inaugurée à Pristina, au Kosovo. Ici, pas de grand sujet brandi en guise d’appât. Plutôt un mode de fonctionnement contextuel, ancré dans un pragmatisme micro-utopique : apporter, par l’art, un changement au tissu urbain et à la société civile.
La transformation du modèle
Fondée en 1996 à Rotterdam, Manifesta est une biennale nomade. Européenne, elle élit chaque année comme terrain d’action une nouvelle ville du continent, updatant la méthodologie issue de l’art socialement engagé et participatif, qui était en vogue durant la décennie qui la vit émerger.
En 2020, ce fut Marseille. Une édition en demi-teinte qui, en réponse aux reproches d’ingérence exprimés par les habitant·es, soufflait un mea culpa du bout des lèvres. La transformation du modèle, peut-être trop lente à trouver ses formes, serait toutefois en cours : soit un recentrement “des signaux à la substance”, selon Hedwig Fijen, fondatrice de la biennale.
Avec Pristina, le contexte en lui-même change la donne. Difficile, en effet, de s’élever contre un pilotage exogène lorsque le pays est malgré lui fermé. Si le Kosovo proclamait en 2008 son indépendance de la Serbie, la liberté de mouvement de ses habitant·es demeure entravée. Pour se déplacer dans les pays de l’espace Schengen, ils et elles doivent postuler pour un visa et, le plus souvent, voient leur demande rejetée.
Si la biennale comprend 40 % d’artistes locaux·ales – le pourcentage le plus élevé de son histoire –, celles et ceux venu·es d’ailleurs ont aussi entendu l’appel
En ce sens, Manifesta est, pour le ministre de la Culture du Kosovo, un “outil de lobbying”, et si la biennale comprend 40 % d’artistes locaux·ales – le pourcentage le plus élevé de son histoire –, celles et ceux venu·es d’ailleurs ont aussi entendu l’appel. Un peu partout dans les rues, marquées par leur stratification, entre architectures ottomane et yougoslave et balafres d’une privatisation brutale à la chute de l’URSS, l’artiste espagnole Luz Broto a placardé cette affiche : “Rencontrez un habitant local. Échangez vos clefs avec lui”, menant à l’échoppe d’un serrurier. L’ironie est palpable ; la promesse est pure poésie caduque.
Vingt-cinq lieux dans la ville
Quand l’art contemporain et ses biennales sont bien l’instrument privilégié de l’exportation sans friction du néolibéralisme globalisé, dans ce cas précis les logiques s’inversent. De son fonctionnement hors-sol, de la circulation effrénée qui le meut, il est possible de tirer les prémices d’un dialogue transnational. Alors, pour une fois, ou plus que jamais, il faut aller voir, aller lire.
En elles-mêmes, les interventions urbaines et artistiques tiennent : au total, vingt-cinq lieux dans la ville, la plupart jusque-là abandonnés, accueillent une centaine de participant·es. Certain·es portaient déjà à l’international le dynamisme créatif kosovar : Petrit Halilaj et Flaka Haliti, travaillant en Allemagne, signent les deux principales œuvres dans l’espace public, chapeautant respectivement le Grand Hôtel et le Palais de la Jeunesse et des Sports, vestiges brutalistes des années 1970 – splendeur et misère d’une ère.
Le cœur de l’exposition témoigne avant tout du bouillonnement de la jeune scène des Balkans
Mais le cœur de l’exposition, déclinée sur une vingtaine de lieux, témoigne avant tout du bouillonnement de la jeune scène des Balkans. Au fil des sept étages du Grand Hôtel, où Tito séjourna un temps, se découvrent autant de narrations polyphoniques – on remarque particulièrement les exosquelettes d’Hana Zeqa, le tissage mythologique de Šejla Kamerić, les poupées ventriloques de Dardan Zhegrova ou le surréalisme d’écorché vif de Brilant Milazimi. Si la guerre et la migration sont l’insurpassable toile de fond, l’atmosphère générale n’est pas ici à l’archive ou au ressassement, mais à la transmutation du trauma en narrations spéculatives. À l’invention de nouveaux modèles à même de rendre caducs ceux hérités.
Manifesta 14 – It matters what worlds world worlds : how to tell stories otherwise, jusqu’au 30 octobre, Pristina, Kosovo.
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