En deux solos, l’un avec la danseuse Mamu Tshi, l’autre en forme d’autoportrait de l’artiste après vingt ans de créations, Faustin Linyekula signe un programme magistral et percutant, avec le Congo en ligne de mire.
C’est dans un pays neutre, la Suisse, qu’Amandine Tshijanu Ngindu, danseuse de krump sous le nom de Mamu Tshi, et Faustin Linyekula, danseur et chorégraphe, se sont rencontrés. Ironie de l’histoire, quand tu nous tiens… Car le double programme proposé ces jours-ci au théâtre de Chaillot fonctionne comme les deux faces d’une même pièce, prenant le Congo des origines et l’actuelle République démocratique du Congo comme socle de réflexion, piste de recherche et enjeu de création. Un pays malmené par les guerres depuis des décennies, terre de contrastes où la pauvreté de la population n’a d’égale que l’immense richesse que recèlent ses terres.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Mamu Tshi, portrait pour Amandine est issu d’un voyage effectué par Amandine, née en Suisse, sur la terre de ses origines, dans le Kansaï, guidée par Faustin Linyekula, né et vivant toujours à Kisangani où il a fondé voici vingt ans les Studios Kabako. Lors de ce voyage, Amandine fait enfin la connaissance de sa grand-mère… dont elle ne parle pas la langue. Elle y découvre aussi la réalité brute de la misère, du travail des enfants dans les mines de coltan. Alternant danse et prise de parole, elle confronte sur le plateau nu sa danse puissante et ramassée avec un écran vidéo où sa silhouette se découpe avec force sur les à-plats écorchés d’une mine à ciel ouvert où l’on aperçoit des enfants travailler.
Ses mains semblent des flèches, poings serrés, bras saisissants, et son corps, chambre d’échos des voix et des sons qu’on entend avant de découvrir à l’image l’exploitation d’enfants dans la mine. On retiendra aussi la richesse inouïe du lingala (langue bantoue parlée en RDC) qui se révèle à elle dans toute sa puissance expressive : “Lier et aimer, c’est le même mot en lingala. Aimer, c’est littéralement faire lien. Petite, je trouvais que c’était une langue pauvre avec trop de mots à double sens. On emploie le même mot pour dire le passé et le futur. Tout dépend du contexte.”
Entre passé et futur
Cette polysémie caractérise aussi le langage artistique de Faustin Linyekula depuis qu’on l’a découvert en 2003 lors du festival Danses d’Afrique à Antananarive à Madagascar. My Body, My Archive, est un titre manifeste qui annonce la couleur du spectacle : se remémorer, encore et toujours, l’histoire cahotante de son pays, depuis la colonisation jusqu’aux conflits qui ont suivi l’indépendance du Zaïre, rebaptisé depuis Congo puis République démocratique du Congo.
“Voici plus de vingt ans que je promène mes histoires sur les scènes du monde. Besoin aujourd’hui de m’arrêter sur cette archive de la création personnelle, besoin de l’interroger. Quels bouts de mon corps ai-je engagés dans chacune de ces pièces ?”, annonce-t-il dans le programme. À l’orée du spectacle, un immense écran se fait support d’une vidéo du fleuve Congo dont l’écoulement se syncope, images arrêtées ou ralenties, dans une tonalité grise et blanche où ne se distinguent ni le ciel ni l’horizon, mais que vient percer un rameur sur sa barque. C’est Gbaga, “le sculpteur le plus réputé en terre Lengola aujourd’hui, surnommé ‘Prince’, le prince des sculpteurs. Gbaga sait parler au bois, Gbaga sait arracher des formes au bois pour y insuffler l’énergie des ancêtres disparus. Il a sculpté pour moi les femmes disparues du clan maternel.” Elles sont huit, enfouies sous une bâche avant d’être disposées puis déplacées sur le plateau, en ligne ou en cercle, accompagnant les interprètes, Faustin Linyekula et le trompettiste Heru Shabaka-Ra.
À la façon d’une frise chronologique, Faustin Linyekula cite, en les déposant au sol, les dessins qui lui restent de chacun des spectacles créés avec sa compagnie, nommée les Studios Kabako en mémoire de son ami Kabako, mort de la peste sur les routes menant de la RDC au Zaïre. Ils devaient s’y retrouver pendant les années 1990 lorsque la guerre sévissait en RDC, les privant de la possibilité d’étudier et de se former à l’art du spectacle. On retrouve sa danse incisive, bras en hélices, poignets pliés, foulant le sol couvert de terre brune de ses pas rapides et déliés. Une danse en volutes aiguës, volubile et agitée, renouant avec l’ancestralité de la transe et fondant la richesse de sa gestuelle contemporaine avec l’alphabet des danses traditionnelles. En un même souffle, finalement apaisé, qui s’accorde avec les notes ultimes de la trompette, grondement sourd et pulsation féconde où résonnent passé et futur.
Mamu Tshi, portrait pour Amandine, chorégraphie Amandine Tshijanu Ngindu et Faustin Linyekula. My Body, My Archive, chorégraphie Faustin Linyekula. Jusqu’au 17 juin, à Chaillot, théâtre national de la danse, Paris.
Le 15 juin à 22 h 15 : rencontre entre Faustin Linyekula et Dénètem Touam Bona, philosophe et artiste afropéen : Le Corps et les traces laissées par les silences et les non-dits.
{"type":"Banniere-Basse"}