Un spectacle docu-fiction qui retrace l’histoire de la Tunisie sous Ben Ali, talonné par l’actualité, jusqu’à sa première à Tunis le jour de la démission du Premier ministre, Hamadi Jebali
Au terme d’un spectacle où la parole est reine – jouée, chantée ou filmée–, c’est l’image silencieuse d’un salafiste, chapelet en main, qui traverse le plateau et se tient face au public qui clôt la représentation. Une image visionnaire ? Le reflet de l’actualité d’un pays dont la révolution citoyenne de janvier 2011 semble tomber aux mains du parti islamiste Ennahda, élu démocratiquement à la tête d’un gouvernement provisoire ? En tout cas, « elle a toujours été là« , nous dit Lotfi Achour au lendemain de la première de Macbeth, Leïla and Ben… au théâtre municipal de Tunis le 19 février.
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Pourtant, c’est un an avant ce qu’on a appelé « la révolution de jasmin » que le World Shakespeare Festival lui passe commande d’un spectacle pour participer aux Olympiades de la Culture de Londres, lors des Jeux Olympiques de 2012.
« J’avais très envie de travailler sur Roméo et Juliette, tant les questions de générations me semblent importantes aujourd’hui dans le monde arabe, mais la pièce avait déjà été choisie par un metteur en scène iranien, comme par hasard ! L’autre pièce parlante pour moi, c’était Macbeth. »
Sauf que Ben Ali était encore au pouvoir et que Lotfi Achour décide d’emblée de monter Macbeth en remplaçant le couple sanguinaire d’origine par celui de Leïla et Ben Ali, avec des acteurs tunisiens et en arabe. Tout comme Shakespeare en son temps, il s’agit d’éviter la censure en donnant un contrepoint didactique et philosophique aux idées et aux faits historiques développés dans ses pièces. « C’est d’ailleurs comme ça qu’il fut le seul auteur de son époque à n’avoir pas fini assassiné pour ses textes« , relève Deborah Shaw, directrice du World Shakespeare Festival. Dans l’écriture à six mains de ce Macbeth tunisien (Lotfi Achour, Anissa Daoud et le musicien Jawhar Basti), la trame initiale de Shakespeare est gardée, tout comme le recours à des allégories qui touchent à la réalité, mais restent dans l’allusion ou se chargent de combler certains vides de l’histoire réelle ; à l’image de ce dialogue entre Bourguiba et Ben Ali, l’un des moments forts de la pièce.
Si Bourguiba prend les traits du bon roi Duncan, le peuple se substitue aux personnages secondaires et les sorcières annonciatrices d’ascension et de morts deviennent des rêves prémonitoires ou des « apparitions » de saints hommes, « auxquels nous croyons tous dur comme fer, que nous soyons puissants ou hommes du commun« . Tout comme Lady Macbeth pousse au crime son époux pour assouvir sa soif de pouvoir, Leïla Trabelsi met sa beauté et son absence totale de scrupule au service de son ambition démesurée.
Seule différence et de taille : contrairement à Macbeth, le couple Ben Ali « n’a jamais exprimé le moindre regret ou remord, même en voyant la fin sonner« . C’est donc une fin inachevée, qui s’inscrit dans une histoire en cours au futur incertain, qui impose la dernière image silencieuse de ce Macbeth revisité. Avec, en toile de fond, le constat que l’histoire se répète, résumé par ce dialogue entre un prisonnier et son bourreau : « Le présent est témoin que le passé ressemble à l’avenir comme de l’eau à l’eau« . Et de fait, ce qu’interroge la pièce, c’est bien cette composante tunisienne élargie à toute la sphère arabe :
« D’où vient cette incroyable culture de la confiscation à tous ces dirigeants arabes ? La nostalgie du Califat continuerait-elle à sévir malgré la farce républicaine ? Ou est-ce la culture du Un qui habite toujours les corps et les esprits : un dieu, un prophète et une vérité unique ? Ou encore autre chose. Une zone grise. Une sorte d’hybridation faite de revanches personnelles, de folie du pouvoir, de culture mafieuse, sur fond de mondialisation galopante et de reliquats de tutelles coloniales ? »
Une hybridation également à l’oeuvre dans l’écriture plateau du spectacle qui mêle à des dialogues au langage direct, parfois cru et trivial, la beauté des chants et de la musique de Jawhar Basti, l’inquiétante présence des mannequins conçus par Etienne Bideau-Rey, clones de l’acteur qui interprète Ben Ali, dont les portraits envahissaient l’espace public, et la projection des interviews réalisés par Anissa Daoud qui s’intercalent avec les scènes jouées.
Au soir de cette première, ce qui frappait le plus dans ce théâtre municipal de l’avenue Bourguiba où fils de fer barbelés et char de l’armée témoignent des convulsions récentes du pays, après l’assassinat politique de Chokri Belaïd, la manifestation spontanée des Tunisiens pour son enterrement réunissant plus d’un million de personnes et celles, organisées par Ennahda, peinant à rassembler quelques milliers de manifestants pourtant payés pour y participer, c’est l’inquiétude généralisée. Et ce drôle de sentiment qu’un spectacle qui voudrait mettre l’histoire en perspective est sans cesse rattrapé par l’actualité. Ainsi, le soir de la première, nombre de politiciens interviewés dans le spectacle, ont décommandé leur venue au dernier moment. On sut pourquoi en sortant du théâtre : le Premier ministre, Hamadi Jebali, avait démissionné en début de soirée.
Un sentiment confirmé le lendemain matin à l’écoute du parcours de Mohamed Khelimi, résistant politique depuis les années 70, emprisonné plusieurs fois et torturé, sous Bourguiba et Ben Ali :
« Un itinéraire semé d’oppressions, de mauvais traitements, de surveillance. Je n’ai jamais été chaud pour l’appartenance partisane et organisationnelle, préférant être membre d’associations, de syndicats ou de la ligue d’Amnesty International dont j’ai dirigé la section tunisienne à Gafsa dans les années 2000. J’ai toujours été un dissident et quand je côtoyais les partis, je ne trouvais pas ma place. »
Pourtant, le 5 février dernier, Chokri Belaïd l’avait contacté : « Il m’a demandé de m’impliquer à Gafsa pour soutenir son parti, le Mouvement des patriotes démocrates et je lui ai répondu : « D’accord, si je devais un jour adhérer à un parti, ce serait le sien. » On devait se voir le 6 au matin et je l’avais mis en garde : « Méfies-toi, tu es sur la liste de ceux dont ils veulent la tête. » J’ai appris la nouvelle de sa mort à la radio alors que je l’attendais dans son quartier. » Une liste qui circule depuis plusieurs mois et qui concerne non seulement des politiciens, mais aussi des avocats, des syndicalistes, des journalistes. Sa vision de l’avenir ? « Il faut un front large des indépendants, de la gauche, le soutien de l’UGTT, pour faire basculer les forces en présence vers un projet plus démocratique. Sinon, c’est la débandade, la violence, la guerre civile et le coup d’Etat. » On comprend que les Tunisiens n’aient toujours pas fêté leur révolution. Elle est loin d’être gagnée.
Fabienne Arvers
Macbeth, Leïla and Ben…, mise en scène Lotfi Achour, au Tarmac, Paris XXe, du 28 janvier au 7 février
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