Au centre d’art et de recherche Bétonsalon à Paris, les sculptures détumescentes et visqueuses de Jean-Charles de Quillacq épellent un poème toxico-désirant à la désidentification.
Chez Jean-Charles de Quillacq, il n’y a pas de corps mais des organes, des fluides et des perturbateurs endocriniens. Et c’est très différent. Faut-il que le pied soit surmonté d’une jambe et celle-ci d’un tronc puis d’une tête pour porter des baskets ? Certes non ! D’ailleurs, il y a fort à parier que le fétichiste, lui, ne regardera pas plus loin, pas plus haut. Il faut alors, à notre tour, nous faire fétichistes, c’est-à-dire entrer de plain-pied (et à pleine bouche, nez, oreille, peau) dans une logique où le fragment, la surface et le pourtour contiennent à eux seuls toute la possibilité du désir.
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L’humain saisi dans le processus de son étiolement
A commencer donc par ces deux jambes, dressées mais bancales, chaussées d’un bas Nylon et d’une basket. Pas une paire de jambes, pas un commencement de corps, mais bel et bien deux jambes. La sculpture Group, posée au sol dans le cadre de l’exposition de l’artiste au centre d’art Bétonsalon à Paris, se compose d’une jambe, que l’artiste a moulée sur la sienne, et de la réplique de cette même jambe. Soient deux jambes droites, en résine acrylique, rafistolées d’une genouillère – lors d’une précédente exposition, la pièce a été brisée.
L’humain claudique, car dans le système de Jean-Charles de Quillacq, l’humain est saisi dans le processus de son étiolement même. Le corps, et le sujet qu’il encapsule, est une pâte ductile et parfois volatile. Dans ce panorama où tout, à vrai dire, est soit bancal, soit déjà alangui, ramolli, dissout, on entre forcément par l’humain.
Ces deux jambes donc, ou ce mannequin, plus loin, revêtu d’un masque à l’effigie de l’artiste et allongé au sol les deux semelles de basket Air Max collées contre la vitre. Puis l’on comprend que tout s’offre depuis la même situation d’énonciation.
Les objets, souvent des tubes oblongs, suspendus ou posés, deviennent sujets, réceptacles de possibles désirs et transmetteurs de probables affections, enduits qu’ils sont d’huiles de laurier, de foie de morue, de cade et de graisses de poisson (Philippa), d’encre bleu Bic (Bread or Cigarette) ou d’urine et de Viagra (Coins). Ici, chaque cartel et sa conventionnelle description de techniques se transforme en véritable poème toxicologique à la déhiérarchisation des règnes et des genres.
Un espace dramaturgique en attente d’activation
Rien ne sèche, rien ne tient droit. Dans l’espace d’exposition, davantage comme un espace dramaturgique en attente d’activation, chaque sculpture, chaque objet, invite à être manipulé. Le jour du vernissage, l’artiste se promène avec à la main une barre de soutien, enduite de résine époxy et, précise-t-il, d’une pâte de nicotine. S’en emparer, c’est fumer par la main.
Frôler les bouts d’angles innocemment nommés Coins, c’est se faire le cobaye volontaire de la pharmacopornographie qui norme et forme les identités assignées et binaires (humaines, faudrait-il rajouter) de genre. Le geste résonne comme une transcription spatiale du geste de désidentification sexuelle entrepris par Paul B. Preciado sous l’égide de la déconstruction textuelle de Jacques Derrida.
L’usage, en apparence anodin, du terme de « supplément » au détour d’un titre met la puce à l’oreille, renvoyant chez ce dernier, dont Paul B. Preciado fut l’élève, à ce qu’il désigne également comme pharmakon : ce qui n’a aucune identité stable, et relève d’une réserve sans substance où se produit le glissement éternellement reproductible de la différence.
Une autre alternative aux pratiques d’assemblage
Mais c’est aussi et surtout un véritable commentaire sur le processus artistique en soi. Car Jean-Charles de Quillacq est un sculpteur, au sens le plus noble du terme. Au beau milieu de la mode vue et revue de pratiques faussement cool d’assemblages de menus objets du quotidien, il manquait une alternative.
Certes, le geste du grand sculpteur droit dans ses bottes affairé à dresser en l’air des choses lourdes de ses bras puissants avait plus que fait son temps. Mais là où un grand nombre de pratiques d’assemblages versent souvent dans un commentaire apathique sur l’impossibilité de ne plus produire aucune forme nouvelle, Jean-Charles de Quillacq semble, avec ses sculptures détumescentes sans identité stable, avoir trouvé l’une des possibles alternatives.
S’il explique être à la recherche du geste sculptural minimum, l’itération se charge d’injecter un autre mouvement : non plus l’élévation mais la prolifération altérée du presque pareil. Tout est d’ailleurs déjà contenu dans le titre aux consonances transprométhéennes : Ma système reproductive.
Jean-Charles de Quillacq. Ma système reproductive. Jusqu’au 13 juillet, Bétonsalon, Paris XIIIe
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