Avec la magnifique Angela Winkler, Robert Wilson s’associe à Lou Reed pour transformer la mythique Lulu de Frank Wedekind en une ode à l’esprit des années 70.
Icône irréductible d’un théâtre du chaos dans lequel le plaisir et la mort forment un couple inséparable, Lulu est l’incarnation sensuelle du fruit défendu, celle qui n’existe qu’à travers le désir des autres. Hommes et femmes se carbonisent les ailes à son contact et au final c’est Jack L’Eventreur en suprême incarnation contemporaine du mal qui aura raison de ce mythe de la femme fatale traversant le début du XXe siècle avec la fulgurance d’une flamme embrasant une traînée de poudre.
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Montant le brûlot théâtral de Frank Wedekind avec les acteurs du Berliner Ensemble, troupe créée par Bertolt Brecht à Berlin en 1949, Robert Wilson confie à l’immense Angela Winkler le rôle de la vénéneuse aventurière. Celle qui fut l’égérie des grandes heures du cinéma allemand des années 70, avec le film de Peter Fleischmann (Scènes de chasse en Bavière, 1969) et ceux de Volker Schlöndorff (L’Honneur perdu de Katharina Blum, 1975 et Le Tambour, 1979), a toujours mené de front une carrière à l’écran et sur les planches… Reste gravé dans tous les esprits le souvenir de sa performance en Hamlet dans la mise en scène de Peter Zadek en 1999, tout comme son incarnation de Jenny sous la direction de Robert Wilson dans L’Opéra de quat’sous de Brecht, présentée à Paris en 2009.
Lui dédiant Lulu, Robert Wilson convoque bien plus qu’une actrice en la personne d’Angela Winkler. Il en fait la représentante idéale d’une époque bénie. Saluons dans le programme du spectacle réalisé par le Berliner Ensemble la belle idée de faire figurer un touchant pêle-mêle de photos où on la découvre enfant puis adolescente et femme à travers le témoignage d’un parcours professionnel se superposant très intimement au chemin d’une vie. Angela Winkler n’a pas l’âge du rôle, elle consacre à travers son interprétation une Lulu de toute éternité qui permet à Robert Wilson de transformer la pièce de Wedekind en une folle machine à remonter le temps. L’occasion pour lui et pour Lou Reed, qui compose les musiques, de faire de la représentation une évocation sans nostalgie d’un retour vers les années de leur jeunesse. Comme un aveu, la reprise au beau milieu du spectacle du fameux Sunday Morning de Lou Reed résonne soudain en tendre dédicace au légendaire Velvet Underground et à la mémoire de Nico.
Nul ne s’étonnera alors que la pièce s’ouvre sur un prologue où Lulu porte la robe noire de son propre deuil et se retrouve veillée par tous ceux qui l’ont aimée. En dix tableaux éblouissants, Wilson multiplie les rituels amoureux rendus au culte de sa protégée. Assumant plus que jamais le minimalisme graphique de son théâtre sur papier glacé, il sait mieux que personne exprimer une jeunesse de l’âme qui habite toujours les corps tandis que le tragique du temps inscrit en eux les traces de son oeuvre irréversible. Se contentant de rares éclats de couleur pour éclairer le diamant de sa danse du désir, Robert Wilson honore en Lulu cette dualité propre à la vie qui veut qu’Eros ait toujours pour compagnon le funeste Thanatos.
Patrick Sourd
Lulu de Frank Wedekind, mise en scène et lumière Robert Wilson, musique et chant Lou Reed. Jusqu’au 13 novembre au Théâtre de la Ville, dans le cadre du Festival d’automne. En allemand et en anglais surtitré.
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