Un Juif et un Arabe israéliens se partagent le plateau et se retrouvent “unis par les liens sacrés du houmous”. Avec autodérision et culot, une attaque en règle clichés.
Pour crisper une conversation entre adultes apparemment raisonnables, rien de tel que l’évocation du conflit israélo-palestinien. Ce point minuscule sur la mappemonde rayonne partout où frappe et se répand le terrorisme islamiste et ne connaît aucune frontière géopolitique. Il en constitue même, depuis la création d’Israël, l’inextricable point de cristallisation.
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Alors, peut-être faut-il laisser la parole à ceux qui le vivent au quotidien. Et jouer à fond la carte binaire des oppositions sommaires : à sujet grave, un traitement léger s’avère le meilleur moyen de désamorcer une bombe en puissance.
On peut résumer le spectacle We Love Arabs par la blague la plus courte recensée dans le codex de l’humour juif : “c’est l’histoire d’un Juif qui rencontre un autre Arabe”. Le Juif s’appelle Hillel Kogan et l’Arabe, Adi Boutrous. Tous deux sont danseurs en Israël.
Un spectacle aussi indispensable qu’inutile
A cette différence près qu’Adi Boutrous est, à ce jour, le seul danseur arabe israélien professionnel, alors que les Arabes représentent 20 % de la population israélienne. Hillel Kogan assiste Ohad Naharin à la Batsheva Dance Company depuis 2005.
Adi Boutrous danse auprès de chorégraphes israéliens – Iris Erez, Dana Ruttenberg, Edmond Rousseau… – et crée aussi ses propres pièces. Ensemble, ils interprètent We Love Arabs depuis 2013. Un spectacle qui n’en finit pas de tourner. Sans doute parce qu’il est aussi indispensable qu’inutile. C’est-à-dire précieux.
Seul en scène, au centre d’un cercle de lumière, Hillel Kogan se tient en équilibre sur une jambe, bras tendus. Une image liminaire, celle d’un déséquilibre à venir, d’un envol tronqué, d’un manque à combler. Auquel nous sommes conviés dès ses premiers mots :
“J’aimerais partager avec vous quelques questions que je me pose dans mon processus de création. Je sens que…” Et d’achopper immédiatement, répétant sa phrase, la complétant avec des gestes des mains, confiant au corps le soin d’exprimer là où ça résiste, pour finir par cette formulation sans équivoque : “Je sens que l’endroit où on se positionne dans l’espace définit notre façon de bouger.”
Désinvolture et le ton pince-sans-rire
Une phrase à double sens, chorégraphique et politique. Le ton est donné. La suite peut advenir et elle interroge le rejet de l’autre, sa relégation dans un espace mental et physique où le préjugé supplante l’esprit critique. Et surtout, le glissement du terme “identité” vers celui d’“identique”. Les mêmes, mais à l’envers.
Adi est arabe ? Il est donc forcément musulman. Il aurait pu, mais il est chrétien. Il accepte de danser avec Hillel ? Alors, il devra se plier aux exigences du chorégraphe et se faire malmener jusque dans son statut de danseur. Il est vrai que, bien que tous deux danseurs accomplis et d’une technicité éprouvée, nos deux comparses en profitent pour régler quelques comptes avec le milieu chorégraphique.
On n’en est plus à une querelle de chapelles près dans cette chasse aux clichés où la désinvolture et le ton pince-sans-rire éliminent d’emblée toute prétention pédagogique ou didactique. Que chacun se débrouille avec sa conscience.
De l’houmous offert au public
Autant Hillel est un bavard impénitent, autant Adi se mure dans le silence, ce qui ne l’empêche pas de résister ou de refuser certaines propositions. Car le pitch de We Love Arabs consiste à les suivre dans les répétitions d’un spectacle atypique :
“La pièce va durer trois jours et sera jouée dans le désert. Le public va dormir dans des tentes et des sacs de couchage. C’est comme un festival en plein air avec des ateliers et la préparation du pain pita. On fait l’expérience d’un processus avec le public. Parce que la coexistence n’est pas quelque chose qu’on crée comme ça ; ça demande du temps.”
Et pas mal d’autodérision. C’est en se tartinant de houmous, plat national israélien emprunté aux Palestiniens, qu’ils symbolisent leur proximité, avant d’en offrir au public et de leur tendre la main. “Unis par les liens sacrés du houmous”, Hillel et Adi en font une “texture chorégraphique qui a un mouvement rond, souple, fluide, qui peut permettre la liquidité d’identités.” Voir les outils de la danse au service d’une libération des esprits est jubilatoire. Et l’humour, comme toujours, est son meilleur allié. Fabienne Arvers
We Love Arabs Texte et chorégraphie Hillel Kogan. Avec lui-même et Adi Boutrous. Jusqu’au 8 octobre au Théâtre du Rond-Point, Paris VIIIe. Tournée jusqu’en juin 2018
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