Sa vie durant, l’Américaine révéla dans sa chambre noire les milliers de gens de passage et habitant·es de son village du Wyoming, témoins d’un monde aujourd’hui englouti.
À ce stade où le désastre est avéré mais encore impalpable, la photographie semble bien impuissante à nous donner à voir le présent. Comment le pourrait-elle ? Il faut la force de quelques trop rares sauvages (Antoine D’Agata, entre autres) pour poursuivre une forme qui serait aussi une représentation du monde. Du coup, la photographie retrouve sa fonction première : faire revenir le fantôme d’un paradis perdu. Et à ce petit jeu, un livre bat tout le monde à l’arrivée : Encampment, Wyoming (1899-1948) de Lora Webb Nichols, sorti en 2021 (mais diffusé au compte-goutte).
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Il n’y a pas de retard : ces photos ayant dormi d’un sommeil osirien depuis près d’un siècle, on n’est plus à douze mois près. Et à vrai dire, de tous les livres acquis en 2022, c’est celui-ci qui nous obsède totalement, vers lui que l’on revient sans cesse. Pour y trouver une consolation rêveuse, pour tremper les yeux dans une cotonneuse nostalgie ? Pas seulement. On peut aussi y sonder un possible horizon.
Quelque 24 000 images
OK, ce livre montre un monde qui n’est plus, mais si tout venait à disparaître, le futur pourrait peut-être ressembler à ça : la vie au Wyoming au début du XXe siècle. Vue à travers les yeux d’une femme, une fermière. Qui reçut son premier appareil photo pour ses 16 ans, en 1899, d’un prétendant venu chercher fortune dans les mines de cuivre. Un an plus tard, il deviendra son mari (et le restera dix ans durant).
Encampment, Wyoming, 2 000 âmes, point de rencontre entre les autochtones d’Amérique et les trappeurs canadiens “français”
Cette femme nommée Lora Webb Nichols se servira d’abord de sa caméra pour enrichir son journal intime. À 23 ans, elle fabrique sa propre chambre noire. Et une vingtaine d’années plus tard, en 1925, elle décide d’en faire son métier : elle monte un studio photo, le Rocky Mountain Studio, qui loue des appareils photo et développe des films, et là, à Encampment, Wyoming, 2 000 âmes, point de rencontre entre les autochtones d’Amérique et les trappeurs canadiens “français”, elle va tirer le portrait de tous les cowboys de passage et des fermiers et fermières du coin. Leurs tâches quotidiennes, leurs intérieurs.
Lora Webb Nichols était une photographe d’exception. À sa mort, en 1962, elle laisse un stock de 24 000 images, que personne n’avait jamais exposé ni publié. Des images d’Encampment, Wyoming pour les gens d’Encampment, Wyoming.
Une impression de modernité
Le vernaculaire, la force nostalgique de l’image, l’Ouest sauvage, la Grande Dépression, le New Deal, les yeux des gens qui ont connu Roosevelt, le monde de Steinbeck et de John Ford… tout ce que vous croyez déjà savoir avant d’ouvrir ce livre est dépassé par ce que vous y rencontrez. Car dans la sélection qu’en ont tirée les éditions Fw:Books, forcément parcellaire – une centaine d’images –, c’est l’impression de modernité qui prévaut. Dans les cadrages, dans la façon de s’approcher du sujet.
Une paire de godillots qu’elle isole ou le corps cassé d’un homme qu’elle prend de dos
Globalement tout ce qui est tenté depuis les années 1980 par Eugene Richards, Sally Mann, Alec Soth (le premier à avoir alerté le petit monde du photo book de la valeur inestimable de ce trésor) est ici dépassé par cette artiste travaillant dans son coin, fabriquant de l’intime avec ses voisin·es ou des gens de passage. Érotisant tout ce qu’elle regarde, capable de charger de désir fétichiste une paire de godillots qu’elle isole ou le corps cassé d’un homme qu’elle prend de dos, cul nu, sanglé dans des harnais.
La sauvagerie, le désir, la tâche à abattre et la douceur cohabitent avec une vision pastorale du monde qui jamais ne se laisse gagner par la moindre tendresse : plus Faulkner que La Petite Maison dans la prairie. C’est d’un effet saisissant, exactement comme si on découvrait un jour que I See a Darkness avait été enregistré note par note cent ans avant Bonnie “Prince” Billy par une femme isolée.
Encampment, Wyoming – Selections from the Lora Webb Nichols Archive, 1899-1948 (Fw:Books), édité par Nicole Jean Hill, 208 p., 47,48 €. Commande en ligne.
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