Nouvelle pratique dans la déconstruction des genres, le drag fait l’objet d’une exposition performative d’où émergent également quelques précurseurs.
La révolte du genre est en marche. Par leur médiatisation, les affaires #MeToo et Weinstein ont porté un coup décisif à la forteresse techno-patriarcale. Tout doit être repensé : vocabulaire, institutions, représentations, fictions. “Hier, le lieu de la lutte était l’usine, aujourd’hui c’est le corps et la subjectivité”, écrivait en juillet le philosophe Paul B. Preciado.
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En France, nous avons les penseurs de cette révolution. L’an passé, Elisabeth Lebovici offrait au monde de l’art un texte déjà culte, Ce que le sida m’a fait. A la sortie de l’hiver, le dégel s’accélérait à la lecture du lumineux Art queer – Une théorie freak de l’artiste Renate Lorenz, désormais disponible en français. Les images, elles, tardent encore à poindre.
Une performance de soi
Que voit-on lorsque sont levées les ornières du genre ? Comment faire des signes extérieurs de distinction un jeu ? La grande exposition que l’on attendait sur ces questions vient d’ouvrir. Pour la voir, il faut prendre l’Eurostar. C’est à Londres qu’un curateur français officiant à la Hayward Gallery s’est chargé de jeter un pont entre les lettres rebelles françaises et la culture pop anglo-américaine. Cela donne un show autant qu’un cri de ralliement : DRAG !
Avant d’arriver en début d’année à la Hayward Gallery, Vincent Honoré dirigea pendant presque dix ans la David Roberts Art Foundation (Draf), dont il fera l’un des épicentres de la performance émergente. Au sein de la jeune scène dont il est proche, nombre de jeunes artistes pratiquent le drag. “La définition que j’ai retenue du drag est celle d’une construction d’alter ego parodiant les archétypes du genre. Il s’agit d’une performance de soi que j’ai d’emblée voulu faire apparaître comme politique ou politisée, précise-t-il. L’exposition rassemble aussi bien des drag queens, des drag kings que des bio drags. C’est-à-dire des hommes performant les codes de la féminité, des femmes performant ceux de la masculinité, et enfin des femmes performant les clichés d’une féminité dont on se rend compte à quel point elle est tout sauf naturelle ou biologique.”
La présence féroce et glaciale de Victoria Sin irradie la vidéo Tell Me Everything You Say, and What You Think It Means (2018), présentée à l’occasion de DRAG
Le drag est une imitation sans original où sont mis à nu les mécanismes culturels qui produisent l’identité du genre, démontrait déjà Judith Butler dans son cultissime Trouble dans le genre. A sa parution, en 1990, Victoria Sin n’était pas encore né.e. Sa présence féroce et glaciale irradie la vidéo Tell Me Everything You Say, and What You Think It Means (2018), présentée à l’occasion de DRAG.
Vincent Honoré ne tarit pas d’éloges à son sujet. “Victoria Sin est canadien.ne d’origine asiatique et au tout début d’une carrière qu’à mon avis il va falloir suivre de très près. Son œuvre reflète le machisme interne à la scène queer, mais aussi la construction éminemment occidentale des modèles de féminité, de Marilyn Monroe à Jessica Rabbit.” Parmi les jeunes qui montent, il y a aussi Adam Christensen, “performeur absolument génial, hyper radical, qui refuse toute documentation de son travail”. Et une autre fille, Ann Hirsch, basée entre New York et Los Angeles, “qui performe un personnage de buddy, de petit mec énervé de New York qui parle de chatte et de dope, laissant voir à quel point les systèmes d’humiliation de la femme sont encore présents chez les jeunes”.
Des drag-queens nous font visiter
La visite est assurée par des drag queens, histoire d’éviter que l’institution transforme en récit linéaire la matière qu’on y dépose. “Les queens sont heureuses d’y découvrir des artistes historiques parfois très connus, mais qui ne le sont pas forcément sous cet angle.” Dans ce display “salon”, on retrouve des jalons historiques incontournables (les autoportraits en drag de Mapplethorpe, la série des “Patina du Prey” de Hunter Reynolds et bien sûr les autoportraits en maîtresse de Pierre Molinier).
Une première surprise proviendrait de l’important nombre d’artistes femmes à avoir elles aussi expérimenté les codes du drag king. C’est le cas d’Eleanor Antin, explorant, alors même qu’elle créait ses pièces les plus conceptuelles (et connues, comme les 100 Boots), les aventures de son alter ego masculin dans la série de vidéos et de performances The King. La véritable surprise reste l’inclusion d’Elaine Sturtevant.
Des années 1960 à sa mort en 2014, l’artiste réalise des répliques d’œuvres d’art connues. Elle est la première, la plus radicale aussi, à formuler la question de l’autonomie de l’œuvre d’art et de l’appropriation. “Je ne pense pas que Sturtevant aurait revendiqué le terme en tant que tel, mais pour moi tout son travail est drag. Ça vient d’un système d’oppression qu’elle renverse en se l’appropriant, souvent avec humour.” Le drag comme état d’esprit serait-il la solution à tous les problèmes ? Il sauvera en tout cas le monde de l’art de son impasse actuelle, où chacun campe sur ses positions communautaires craignant l’appropriation culturelle et le plagiat.
DRAG: Self-Portraits and Body Politics Jusqu’au 14 octobre à la Southbank Centre’s Hayward Gallery, Londres
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